Extraits d’une correspondance entre Richard Proulx, enseignant, et Laurent Lachance, du ministère de l’Éducation du Québec. Élément déclencheur: une tournure mélodique spécifique qui invite à prendre davantage conscience de la portée profonde des «objets» et des «instruments» pédagogiques véhiculés.
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Ta langue maternelle musicale, la connais-tu?
Entre le 25 mai et le 7 août 1984, Richard Proulx, enseignant au primaire et étudiant en musicologie (maîtrise), échange une correspondance avec Laurent Lachance, responsable de la série Passe-Partout au ministère de l’Éducation du Québec.
Au-delà de l’élément déclencheur de cette communication (une tournure mélodique spécifique), se développe une réflexion qui invite à prendre davantage conscience de la portée profonde des «objets» et des «instruments» pédagogiques véhiculés. C’est parce que je crois que l’essentiel des propos articulés dans cette correspondance ne peut qu’être enrichissant pour tous: musiciens, enseignants et citoyens, que j’en propose la lecture.
Initialement, Richard Proulx s’exprime ainsi:
« (…) Les responsables de la partie musicale ne semblent pas, en certains cas particuliers, considérer le fait que chaque groupe linguistique possède une langue maternelle musicale, c’est-à-dire un ensemble de tournures caractéristiques étroitement liées à la langue parlée. Ainsi, lors d’une émission, pendant la séquence des marionnettes Canelle, Pruneau etc., l’une d’entre elles chante son anniversaire sur les notes suivantes:
Cette tournure est anglophone. La tournure caractéristique des « enfantines » françaises est:
et se présente le plus souvent sous les formes suivantes:
Les travaux de Christiane Pineau et de Jacquotte Ribière-Raverlat pour la francophonie ainsi que les publications de Lois Choksy pour l’anglophonie peuvent, si vous le désirez, vous apporter plus de renseignements à ce sujet.
À mon avis, il serait souhaitable de considérer les données de l’ethnomusicologie dans vos productions ultérieures, étant donné qu’on vise leur exportation vers les pays francophones, et qu’elles devraient refléter notre culture. (…) »
À cette première communication Laurent Lachance répond:
« (…) Il est certain que la formule musicale de «moquerie» que vous dénoncez est anglophone. Je suis aussi réticent que vous à son emploi. Mais son usage sporadique dans Passe-Partout a échappé, car elle est due à l’interprétation spontanée des comédiens.
Par ailleurs, je ne crois pas qu’il y ait là grave accroc. Après tout, nous sommes francophones nord-américains. (…) »
Richard Proulx réagit vivement à ces propos et amorce une réflexion profonde et éclairée:
«Si vous admettez qu’il y a eu erreur, pourquoi ne pas être conséquent et responsable en vous engageant résolument dans la voie que le bon sens commande, c’est-à-dire tenir compte des données de l’ethnomusicologie dans vos productions ultérieures? Je ne vous en demande pas plus, mais puisque vous vous permettez de défendre l’erreur, je vous dirai ceci: à ce que je sache, une erreur, qu’elle soit spontanée ou non, demeure une erreur et vous ne pouvez l’attribuer à des comédiens qui, jouant des rôles d’enfants, devraient être informés par une personne compétente, particulièrement lorsqu’il s’agit de produire des émissions éducatives qui sont vues et entendues plusieurs fois, par dizaines de milliers de jeunes enfants. En conséquence, j’ai beaucoup de difficultés à digérer votre «pas grave» même si je considère que l’absence totale de la tournure caractéristique des enfantines de langue française dans la série Passe-Partout est beaucoup plus symptomatique.
Lorsque vous justifiez cet état de fait en disant que nous sommes nord-américains, je ne peux m’empêcher de penser, pour ce qui est du domaine musical, à l’école du colonisé d’Albert Memmi: «… la mémoire qu’on lui constitue n’est certainement pas celle de son peuple. L’histoire qu’on lui apprend n’est pas la sienne. Tout semble s’être passé ailleurs que chez lui; son pays n’existe que par référence aux … Les livres l’entretiennent d’un univers qui ne rappelle en rien le sien… Ses maîtres enfin, ne prennent pas la suite du père… Le transfert ne se fait pas, ni de l’enfant au maître, ni du maître, à l’enfant…» particulièrement au moment où le ministère de l’Éducation que vous représentez dénonce ces situations: «…ses ressources didactiques ne reflètent pas la culture, les modes de vie, les aspirations (…)»
Enfin, je vous citerai le vieux dicton hollandais: «L’oiseau se reconnaît à son chant» et vous dirai que la recherche indique que celui qui n’entend pas son chant jeune, ne peut chanter correctement durant sa vie adulte.
(…) il importe de mentionner que nos enfants possèdent eux aussi une tournure musicale de « moquerie »;
cependant, dans la séquence dont je vous ai parlé, la formule musicale de «moquerie» quelle qu’elle soit, n’est pas pertinente puisqu’il n’y a pas un contexte d’échec, de revers, mais plutôt un immense sentiment de joie qu’éprouve la marionnette étant donné son anniversaire. Aussi, la formule «joyeuse» que je vous ai proposée dans ma première lettre serait beaucoup plus appropriée. (….)
Ces propos amènent Laurent Lachance à écrire:
«(…) Nous vous redisons notre regret et, à la suite de votre lettre, nous avons avisé les responsables pédagogiques d’être vigilants quant à la formule musicale à employer. (…)»
Enfin, dans une dernière lettre, Richard Proulx poursuit sa réflexion qui, partie d’une tournure mélodique, le fait cheminer à travers des champs plus vastes tels: la culture, l’éducation, la pédagogie, la méthodologie, les programmes d’enseignement, etc.
«Votre lettre me réconforte et me redonne une lueur d’espoir; cet espoir que les gens engagés comme vous dans la défense de la langue française comprendront (je me permets de vous le rappeler): que chaque communauté linguistique possède sa propre langue maternelle musicale, que celle-ci est intimement liée à sa langue maternelle parlée, qu’elle reflète les structures fondamentales de cette même langue parlée et enfin qu’elle ne peut survivre si elle n’est pas suffisamment diffusée.
Si l’on accepte cela, il apparaît évident que l’on ne peut continuellement exposer de jeunes enfants à un ensemble de formules musicales d’une autre langue sans courir le risque que ceux-ci, faute d’une stimulation appropriée, assimilent principalement et inconsciemment les structures particulières de cette autre langue.
À mon avis, le déclin de l’intérêt que portent nos jeunes à la langue française (le récent congrès des professeurs de français nous a appris qu’un sondage révèle que 40% de nos jeunes souhaitent envoyer leurs enfants à l’école anglaise), est en parti dû, d’une part, à leurs habitudes d’écoute (musique anglo-américaine) et d’autre part, à l’absence d’anthropologues, d’ethnologues et de musicologues dans le processus de développement du matériel didactique et d’élaboration des programmes d’enseignement. Aussi, comme nous le dit si bien Gilbert De Landsheere: «L’absence fréquente de sociologues et d’anthropologues sociaux handicape lourdement les commissions de programme… il existe des aspirations variables selon les groupes sociaux. Les méconnaître équivaut bien des fois à stériliser l’action éducative».
Pour compléter ce portrait plutôt sombre, il faut ajouter que la situation de l’éducation musicale au Québec telle que la décrit Mme Nicole Trudeau dans sa récente thèse de doctorat est plutôt triste. Son étude démontre, entre autres, qu’aucun des programmes de formation des maîtres de niveau pré-scolaire et primaire dispensés par les universités québécoises ne comprend de cours obligatoire de pédagogie musicale. Il s’ensuit que les éducateurs/trices des niveaux pré-maternelle, maternelle ainsi que ceux qui travaillent dans les garderies ne peuvent généralement pas fournir aux enfants une stimulation musicale appropriée.
D’autre part, vous n’êtes sûrement pas sans savoir que depuis 20 ans certains pédagogues influents, du pré-scolaire à l’université, propagent cette idéologie qu’au fond le système éducatif n’a rien à apprendre aux enfants, qu’il faut surtout flatter leur spontanéité etc. Personnellement, je considère qu’il faut être inconscient pour adhérer sans réserves à la philosophie d’un éducateur qui gagne sa vie à enseigner que l’on ne peut enseigner quoi que ce soit; à moins, bien sûr, que l’on ait substitué la «spontanéité» ou le «magisme technologique» et sa «pédagogie de processus» au savoir comme fondement de l’action et/ou de l’intervention éducative. «La vraie liberté, dit Claude Nicolet, s’est fondée sur une série de contraintes librement acceptées. Il faut savoir que les républicains n’avaient pas de la liberté une conception laxiste. Or, il y a des syndicats, des groupes qui ont ruiné cette conception… en poussant les ministres à signer toute une série de circulaires ou d’instructions, sans que ceux-ci réalisent vraiment, en vérité, ce qu’on leur faisait signer. C’était autant de contresens, et la preuve en est le risque d’effondrement du système éducatif.»
Chez nous, le manque de confiance croissant des parents envers l’école publique du Québec et la progression constante de l’intérêt que manifestent ceux-ci envers l’école privée en témoignent abondamment. (…) »
Nous sommes trop souvent happés par notre quotidien. Puissions-nous mettre en perspective notre action éducative et nos moyens pédagogiques.
À ceux que la langue maternelle musicale intéresse, nous recommandons les ouvrages suivants: PINEAU, Christiane, Éducation musicale, Poitiers: Centre régional de documentation pédagogique, 1983 et KODALY, Zoltan, Music in the Kindergarden, in Selected Writings of Zoltan Kodàly, London: Boosey & Hawkes, 1974, p. 127-151.
Nicole Trudeau Ph.D.
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Article publié dans :
À la ronde Revue de la Fédération des Associations des Musiciens Éducateurs du Québec (FAMEQ) / Volume 5, numéro 2, novembre/décembre 1985, pp. 19-24 / Nicole Trudeau Ph.D. / Ta langue maternelle musicale, la connais-tu?
Alla Breve Revue de la Société Kodaly du Canada (IKCFM) vol. 2, no 4, février 1986, pp. 13-18 / Nicole Trudeau, Ph.D. / Ta langue maternelle musicale, la connais-tu ?
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