Du p2d à Jaws pour Windows, un itinéraire chargé d’obstacles

Ce que je retiens de mon parcours technologique depuis une quinzaine d’années, ce qui me comble, ce qui me désole, mais surtout ce que je souhaite et suggère, voilà les principaux aspects du témoignage présenté. Mon propos est celui d’une utilisatrice qui exprime des attentes, qui met des mots sur «les grandeurs et les misères» de la manipulation des outils informatiques standards et adaptés.

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Du P2D à JAWS pour Windows, un itinéraire chargé d’obstacles

Si je souhaite prendre la parole au cours de ce colloque, c’est pour partager des expériences, des réflexions, des interrogations et des suggestions. Je parlerai en tant qu’usagère aveugle des nouvelles technologies depuis une quinzaine d’années, en tant qu’individu recherchant obstinément le maximum d’autonomie et en tant que chercheure universitaire. Mon propos n’en sera pas un de spécialiste des nouvelles technologies, mais plutôt celui d’une utilisatrice qui exprime des attentes, qui met des mots sur «les grandeurs et les misères» de la manipulation des outils informatiques standards et adaptés. C’est donc un texte d’opinions que je soumets et non un sommaire d’études ou un résultat de recherche.

MON PARCOURS TECHNOLOGIQUE

Mes premiers pas dans l’environnement informatique remontent au temps du P2D. J’étais alors déjà engagée dans la vie professionnelle active et avais complété des études de 3e cycle, ainsi que l’écriture d’une thèse de doctorat en utilisant les outils traditionnels: le poinçon, le dactylo braille, la machine à écrire, les magnétophones à bobine et à cassette etc. J’en suis présentement à l’environnement Windows à l’aide de JAWS (synthèses vocales et plage tactile de 80 cellules conjuguées). Que d’étapes d’adaptation et d’apprentissage franchies : P2D, Versabraille, PC dans l’environnement DOS et ses périphériques – plages tactiles successives de 20, 40 puis 80 cellules, – diverses imprimantes standards et braille, lecteur optique, modem, télécopieur et internet, sans oublier plusieurs logiciels à apprivoiser ! Que de temps investi dans la maîtrise des outils ! Que de frustrations ressenties lors du passage d’un environnement bien maîtrisé à un nouvel environnement où la maîtrise est à reconquérir ! Que de difficultés à trouver des ressources adéquates pour maximiser mes habiletés et répondre à des besoins particuliers! Que de stress éprouvé à la pensée du temps soustrait au contenu pour être investi dans les outils!

Ce que je retiens de ce parcours technologique, ce qui me comble, ce qui me désole, mais surtout ce que je souhaite et suggère, voilà les principaux aspects du témoignage que je présente.

CE QUI ME COMBLE

Au cours des quinze dernières années, trois équipements informatiques ont positivement influencé mon rapport au texte: les imprimantes, l’Alva braille et l’accès à internet.

    • Les imprimantes

Pour moi, le premier gain majeur de l’usage des nouvelles technologies vient de l’imprimante standard qui permet désormais de produire un texte en imprimé à la suite d’une seule frappe au clavier de l’ordinateur. Je rappelle que la pratique antérieure à l’informatique exigeait deux frappes différentes pour atteindre le même résultat, l’une au clavier braille ou au poinçon et l’autre au clavier de la machine à écrire. On peut parler ici non seulement d’un gain incontestable de temps mais aussi de gains qualitatifs : la possibilité de produire des documents visuels de meilleure qualité grâce au repérage autonome des erreurs à l’aide de la plage tactile, grâce à la possibilité d’effectuer facilement et rapidement des corrections et de réimprimer presque instantanément, grâce à la visualisation tactile qui accroît le contrôle sur le texte produit et sur sa mise en page. À ce dernier égard toutefois, je me sentais mieux servi par l’environnement DOS que par l’environnement Windows adapté.

    •  L’Alva braille

L’invention du braille électronique sous forme de plage tactile constitue une étape marquante de l’environnement informatique adapté. Mais l’étape marquante de mon propre cheminement, c’est le passage à 5 ans d’intervalle environ, d’une plage tactile de 20 cellules avec le Versabraille à une plage tactile de 80 cellules avec l’Alva braille. L’extension de la portion de texte accessible, la réduction des manipulations latérales et surtout l’accès plus aisé et plus concret à une visualisation verticale, sont autant de facteurs de confort et d’efficacité auxquels je ne souhaite pas devoir renoncer un jour.

    • L’accès à internet

L’accès à internet au moyen des technologies adaptées se révèle un gain hautement significatif parce qu’il permet d’obtenir de façon de plus en plus directe et autonome un nombre croissant d’informations. La lecture du courrier électronique devrait demeurer accessible et confortable dans la mesure où les normes semblent se généraliser. Toutefois, je ne parlerais pas encore d’accès généralisé et facile à tous les sites. On peut en rêver, l’espérer, mais surtout le demander avec insistance.

CE QUI ME DÉSOLE

Malheureusement, l’environnement informatique adapté compte des zones d’ombre et des obstacles non négligeables. J’en relèverai trois uniquement dans le but de susciter des améliorations voire des solutions à moyen ou à long terme: la reconnaissance de caractères, l’environnement graphique et la formation.

    • La reconnaissance de caractères

La numérisation du texte imprimé par lecteur optique et la reconnaissance de caractères ont, dès le départ, suscité chez moi de grands espoirs et soutenu des attentes élevées. Cette façon d’accéder sans intermédiaire à l’imprimé sous de multiples formes pour des besoins professionnels et privés me semblait un nouveau miracle à portée de mains. Or, s’il y a un outil qui m’a déçue, c’est bien celui-là… Tant le système IRIS dans l’environnement DOS que le logiciel Textbridge Pro dans l’environnement Windows m’ont rarement donné accès à un document électronique absolument fiable. Certes, la sophistication croissante de l’édition n’est pas un facteur facilitant pour les concepteurs. On peut le comprendre, mais néanmoins être amèrement déçue. L’autonomie annoncée et rêvée n’est toujours pas au rendez-vous.

    • L’environnement graphique

Il est évident que l’environnement graphique (Windows) mise sur un mode de représentation qui utilise à fond non seulement l’objet même du handicap, la vision, mais encore une représentation visuelle, l’image, dont les conventions tactiles sont encore à inventer.

Si l’environnement Windows est considéré convivial pour la majorité des utilisateurs, il est hors de portée pour les non-voyants sans l’addition d’une interface adaptée. Or, cette interface, qui a nom JAWS dans le milieu québécois, entre autres, crée une distance importante entre l’écran visuel et l’écran tactile ou vocal qui se voudrait équivalent. Elle crée aussi, à un premier niveau en tout cas, des difficultés de communication, voire des conflits, entre l’aveugle et ses commandes clavier dans JAWS et le voyant avec sa souris. Non seulement la gestion de l’environnement Windows avec JAWS est lourde et complexe, mais elle engendre en plus une perte considérable dans la relation du tactile au visuel, dans la possibilité de contrôle des documents visuels à produire, dans la visualisation des éléments de l’édition, etc. Une plus longue pratique et des apprentissages ultérieurs me prouveront-ils le contraire ?

    •  La formation

Pour moi, l’informatique n’est ni un jeu ni mon passe-temps favori. Elle constitue un outil que je veux le plus efficace possible pour accomplir les tâches souhaitées ou nécessaires. Il va de soi que les non-voyants ne travaillent pas tous dans les mêmes domaines et n’ont pas tous nécessairement les mêmes besoins. Or, au-delà des habiletés de base avec les outils adaptés, le soutien à l’apprentissage se raréfie. S’inscrire à des formations régulières, soit, mais qui connaît et maîtrise JAWS en dehors du milieu dédié?

Je me réjouis de vivre dans une société qui me permet d’utiliser les mêmes outils que mes collègues de travail, mais cela ne me suffit pas. J’ai des attentes supplémentaires du côté de la formation et j’espère qu’elles ne demeureront pas vaines.

CE QUE JE SUGGÈRE

Sur la base de mes expériences et de mes perceptions, j’esquisserai maintenant quelques suggestions aux concepteurs et développeurs, aux formateurs ainsi qu’à l’ensemble du milieu de la déficience visuelle.

    • Aux concepteurs et développeurs

Je suggère aux concepteurs de logiciels de reconnaissance de caractères de considérer qu’une personne aveugle est souvent seule en face d’un document en imprimé à traiter. Par conséquent, je leur demande de s’assurer que toutes les étapes du traitement puissent être réussies sans l’intervention obligée de la vue. En somme, je les invite à recréer les conditions d’utilisation des non-voyants.

Je suggère aux concepteurs de JAWS de considérer que la plage tactile est un outil de lecture de première importance. Par conséquent, je leur recommande d’ajouter à leurs objectifs, celui qui viserait à rendre la plage tactile aussi performante que la synthèse vocale. Je demande enfin que soient évités, dans tous les cas, les décalages ou contradictions entre le tactile et le vocal.

Je suggère également aux concepteurs de JAWS de rendre accessible en français ce qui l’est déjà en anglais, soit la fonction qui permet d’afficher sur la plage tactile le texte en abrégé. Tous les bons lecteurs de braille lisent plus rapidement en braille abrégé; ils auraient ainsi accès à une efficacité accrue.

Je suggère la mise en place d’une instance permettant de centraliser l’information en provenance des utilisateurs: leurs réactions, avis et besoins. Une telle instance constituerait un bassin d’informations des plus précieux pour les concepteurs et développeurs des produits adaptés.

Je suggère qu’à tous les niveaux en amont de l’informatique adaptée on soit conscient que l’objectif majeur des outils conçus, promus, distribués et utilisés est l’accroissement de l’autonomie face à l’imprimé. Certes, les non-voyants auront toujours besoin de soutiens visuels ponctuels, mais je crois fermement que les outils adaptés avec lesquels ils travaillent devraient être pensés, conçus et validés dans le cadre de simulation le plus proche possible de la réalité du handicap.

    • Aux formateurs

Je suggère que, au-delà de l’accompagnement dispensé pour initier les détenteurs d’équipements informatiques adaptés aux produits mis à leur disposition, des formations générales mais aussi spécifiques de divers niveaux soient offertes pour maximiser l’efficacité et l’autonomie. Pour des adultes entraînés à des modes de penser et d’apprentissage bien ancrés, je suggère d’inclure la connaissance et la compréhension des concepts, leur apprivoisement dans de nouveaux environnements, ainsi que leur intégration dans de nouvelles formes de penser et de faire. Des formations tenant compte de ces réalités seraient très certainement bienvenues et fort efficaces.

Je suggère que la formation à l’utilisation multidimensionnelle de l’environnement informatique adapté soit soutenue et enrichie par une pédagogie à élaborer.

Je suggère que se généralisent chez les formateurs les habiletés à manipuler les outils dans les conditions des non-voyants.

Alors que de plus en plus d’institutions financières offrent à leur clientèle les services d’accès aux dossiers personnels sur INTERNET, je suggère que de tels sites soient évalués quant à leur accessibilité et que les non-voyants soient aidés et encouragés à naviguer dans de tels environnements. Ce faisant, ils pourraient franchir un palier supplémentaire dans l’autonomie personnelle.

    • Au milieu de la déficience visuelle

Je suggère que soit créée une instance chargée d’évaluer des produits informatiques disponibles sur le marché quant à leur adaptabilité aux équipements utilisés par les non-voyants. Je recommande qu’une telle instance diffuse l’information ainsi obtenue dans un organe à définir et auquel pourraient s’inscrire les personnes intéressées par de telles informations.

CONCLUSION

L’informatique adaptée en est à ses prémices. Néanmoins, des pas de géants ont été franchis, mais de gigantesques défis sont encore à relever. L’adaptation doit non seulement rendre l’outil disponible et financièrement accessible, non seulement utilisable sans l’intervention prioritaire de la vue, mais l’outil doit devenir de plus en plus performant et ainsi permettre d’atteindre buts et objectifs avec efficacité moyennant, bien sûr, une formation soutenue par une pédagogie pertinente.

Le milieu de travail est de plus en plus compétitif et exigeant. L’accès à l’emploi pour les non-voyants ne va pas de soi. Les facteurs de base de cet accès ne sont-ils pas la maximisation des compétences professionnelles et technologiques?

Je demande donc aux divers spécialistes des technologies adaptées aux personnes handicapées visuels de continuer de les aider à être des citoyens de plus en plus autonomes dans la vie privée et des individus de plus en plus efficaces et compétents dans le milieu de travail.

Nicole Trudeau Ph.D.
professionnelle de recherche
Université du Québec à Montréal (UQAM)
Domaine de recherche: Le graphisme tactile – sa normalisation
Champ spécifique de recherche: L’analyse de l’image visuelle dans les manuels scolaires

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Communication présentée par Nicole Trudeau Ph.D. dans le cadre du Colloque sur les nouvelles technologies de l’information et des communications et les personnes handicapées organisé par Le Comité d’adaptation de la main-d’oeuvre pour personnes handicapées (CAMO) / 2 et 3 octobre 2000, Laval (Québec)

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Article publié dans:

Les Actes du Colloque Pour une technologie branchée sur la diversité, CAMO pour personnes handicapées Montréal, octobre 2001 pp. 95-99 / Nicole Trudeau Ph.D. / Du P2D à Jaws pour Windows, un itinéraire chargé d’obstacles.

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Sur des sujets apparentés: 

New Technology and the Research Activities of a Visually Handicapped Person at the Université du Québec à Montréal.

La nouvelle technologie et les activités de recherche d’une personne handicapée de la vue à l’Université du Québec à Montréal.

CAMO: Pour une technologie branchée sur la diversité: bilan du colloque québécois des NTIC

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