La nouvelle technologie et les activités de recherche d’une personne handicapée de la vue à l’Université du Québec à Montréal

Cet article se veut un témoignage et une mise en perspective des conditions de travail dans lesquelles j’ai évolué. Cette mise en perspective sera centrée sur l’équipement qui m’a permis d’accéder à la communication écrite et d’en maîtriser les clés: la lecture et l’écriture.

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La nouvelle technologie et les activités de recherche d’une personne handicapée de la vue à l’Université du Québec à Montréal

1. Introduction

Cet article se veut, d’une part, un témoignage et, d’autre part, une mise en perspective des conditions de travail (activités de formation et activités professionnelles) dans lesquelles j’ai évolué. Cette mise en perspective sera centrée sur l’équipement qui m’a permis d’accéder à la communication écrite et d’en maîtriser les clés: la lecture et l’écriture.

Je présenterai d’abord l’environnement technologique au sein duquel je travaille à titre de chercheur à l’Université du Québec à Montréal. J’exposerai ensuite les tâches générales qui sont miennes, ainsi que les activités spécifiques du projet de recherche dont je suis responsable. Puis, je tenterai brièvement de donner la mesure du chemin parcouru au cours des dernières décennies du point de vue de l’instrumentation permettant aux personnes handicapées de la vue un contact plus étroit et un accès plus direct à la communication écrite. Je conclurai enfin en formulant quelques espoirs, mais aussi quelques inquiétudes, et en souhaitant que de telles réflexions soient prises en compte par toutes les personnes impliquées dans le développement technologique général, et plus particulièrement dans le développement technologique pour les personnes handicapées de la vue.

2. Mon environnement technologique

L’environnement technologique de ma table de travail est semblable à celui des voyants mais sensiblement plus élaboré. Cet environnement  est constitué des composantes suivantes:

      • un micro-ordinateur compatible IBM,
      • un écran,
      • un clavier étendu,
      • une plage tactile de 80 cellules Braille munie d’un logiciel autonome de gestion,
      • une imprimante standard,
      • une imprimante Braille,
      • une machine à écrire électrique,
      • une machine à écrire Braille,
      • un système de lecture comprenant un lecteur optique, une unité de reconnaissance des caractères, une synthèse vocale en français et un logiciel d’opération,
      • un logiciel de traitement de texte,
      • un logiciel d’abrègement pour l’impression des textes en braille.

Cet environnement intègre aussi de vieux amis: le magnétophone à cassettes et les cassettes de lecture.

3. Mes activités professionnelles

Mes activités professionnelles sont identiques à celles de tout chercheur: consultation documentaire, compilation, analyse, conceptualisation, rédaction, communication, enseignement, etc.

Dans le cadre plus spécifique du projet de recherche auquel je suis associée: projet de normalisation du traitement du braille français, il me revient donc:

      • de concevoir des normes, par conséquent, de prendre préalablement connaissance des travaux déjà réalisés, d’établir et de proposer un découpage thématique des sujets à couvrir,[1] de recenser et d’analyser les pratiques de l’imprimé courant (symboles et format), d’évaluer les adaptations possibles en braille;
      • d’élaborer les documents de travail;
      • de présenter ces documents de travail au comité de normalisation;[2]
      • de les remanier en tenant compte des réactions et des prises de position du dit comité;
      • de refondre tous les documents de travail en un ouvrage à publier;[3]
      • d’animer, dans le cadre du processus d’implantation du Code, des sessions de formation pour les professeurs et les transcripteurs à travers le Québec.

Lorsque tous les rapports à la lecture et à l’écriture, rapports inhérents aux tâches ci-dessus décrites, sont gérés par une personne qui n’a aucun accès direct à l’imprimé, les stratégies de travail s’en trouvent considérablement compliquées par comparaison avec celles utilisées par une personne qui a une maîtrise immédiate de l’imprimé. C’est dans le cadre de telles stratégies d’opération que les innovations de la technologie interviennent progressivement de façon positive et encourageante.

4. Mise en perspective

4.1 L’instrumentation pré-informatique

Jusqu’au début des années 80, l’instrumentation des personnes handicapées de la vue permettant, d’une part, d’accéder à l’information écrite et, d’autre part, de produire cette information, se composait, dans le meilleur des cas, d’appareils tels que:

      • la tablette Braille et le poinçon,
      • la machine à écrire Braille,
      • le magnétophone à bobines et les rubans enregistrés, de façon artisanale, par des lecteurs bénévoles,
      • le magnétophone à cassettes et les cassettes enregistrées de façon artisanale, puis progressivement de façon plus structurée par des organismes spéciali­sés,
      • la machine à écrire mécanique puis électrique.

À cette instrumentation devait toujours s’ajouter un réservoir de lecteurs bénévoles.

Il faut préciser ici que déjà, à compter des années 60, l’émergence du magnétophone et de la bande sonore avait élargi de façon très significative l’accès des personnes handicapées de la vue à l’information écrite. Cette période a vu naître et se développer d’importants services de lecture préenregistrée en langue française au Québec.

4.2 L’instrumentation de l’ère informatique

Depuis le début des années 80, l’instrumentation des personnes handicapées de la vue a été touchée par la nouvelle technologie. Pour ma part, c’est en 1985 que l’informatique est entrée dans ma vie et a progressivement modifié mon équipement et mes habitudes de travail. Cette intrusion a simultanément simplifié certains aspects de mon travail,[4] mais aussi englouti des sommes non mesurées d’énergie et de temps.[5]  Mon premier contact avec « le braille éphémère » fut le Versa-Braille; j’ai utilisé successivement trois modèles de ce terminal Braille.

4.2.1 Le 1er petit miracle informatique

L’adjonction d’une imprimante standard au Versa-Braille fut le premier petit miracle informatique dans ma vie: ne plus devoir taper un texte deux fois (en braille d’abord pour usage personnel, puis en imprimé pour des fins de communication de toute nature), quel allégement du travail! Cette merveilleuse économie de temps et d’énergie s’ajoute à tous les avantages connus (la correction presque instantanée n’étant pas le moindre) de l’utilisation des imprimantes.

L’adjonction de l’imprimante Braille au Versa-Braille et à l’imprimante standard s’est rapidement imposée pour la production, à des fins personnelles, de documents en braille sur papier.

4.2.2 Le 2e petit miracle informatique

Plus récemment, une nouvelle composante s’est ajoutée à mon équipement: l’ordina­teur IBM. Cet ordinateur a été mis en communication successivement avec le Versa-Braille, avec la plage tactile du Navigator puis avec l’Alva-Braille. Je suis donc passée de la plage tactile de 20 cellules Braille à la plage tactile de 40 puis de 80.

Cette dernière plage tactile de 80 cellules Braille (donnant ainsi un accès immédiat à une ligne-écran) et son logiciel de gestion de la plage (instru­ment majeur de visualisation tactile de l’écran[6]) représentent pour moi le 2e petit miracle informatique.

4.2.3 Le 3e petit miracle informatique

Le 3e petit miracle informatique arrive avec le système de lecture IRIS. Un tel système permet de franchir un nouveau palier dans l’accès direct à l’information disponible en imprimé. Une fois l’information écrite saisie par le lecteur optique, traitée par l’unité de reconnaissance des caractères, elle peut être décodée en priorité par la synthèse vocale (disponible en français et en anglais), mais aussi en braille via la plage tactile.

Pour accroître la portée de ce 3e petit miracle qu’est le système IRIS (et de tout système équivalent), les concepteurs et les chercheurs devraient attacher autant d’importance au décodage tactile de l’information qu’au décodage auditif. Ainsi, dans le but:

      • de donner accès à la polyvalence des techniques de travail aux personnes handicapées de la vue;[7]
      • de permettre à l’utilisateur une connaissance du format précis du texte imprimé;[8]
      • de limiter les manipulations du texte quant au format;
      • d’en faciliter et d’en accélérer la lecture via la plage tactile;

le logiciel devrait générer une page-écran (et parallèlement tactile) qui respecte le format de la page en imprimé-papier.

4.2.4 Un outil des plus précieux

Pour procéder aisément et de façon satisfaisante à l’impression d’un document papier tant en imprimé qu’en braille, il y a des spécificités à respecter. Le premier volet de ces spécificités est celui du format: les paragraphes, les sauts de lignes, les en-têtes de lettres, les marges, les caractères d’impression, etc. ne se traitent pas de la même façon en imprimé et en braille. Le 2e volet est celui du texte « intégral » versus le texte « abrégé ».  Par texte « intégral », il faut comprendre l’affichage de chacune des lettres qui composent un mot.[9]  Par texte « abrégé », il faut comprendre l’affichage d’une lettre ou d’un groupe de lettres en lieu et place d’un mot, d’un groupe de mots ou d’une partie de mot.[10] La plupart des langues (dont le français) disposent d’un système organisé et reconnu d’abréviations à utiliser en braille. Pour tout lecteur familier avec le Braille, un texte « abrégé », en plus d’occuper  moins d’espace qu’un texte « intégral », se lit beaucoup plus facilement et beaucoup plus rapidement.

Le logiciel Converto-Braille, conçu pour la production en braille des textes en français, intègre le code des abréviations françaises[11] et les normes de traitement du Braille conformes au Code de transcription de l’imprimé en braille. Ce logiciel permet, moyennant quelques manipulations[12] du texte « intégral » saisi à l’ordinateur et présenté, pour fin d’impression, selon les règles de l’imprimé, de produire le même texte en braille « abrégé » et de l’imprimer dans un format spécifique au braille de qualité. Ce logiciel offre donc à une personne handicapée de la vue une polyvalence et une efficacité accrue (impression parallèle d’un même texte en imprimé et en braille) sans doubler le temps à investir.

4.2.5 Les avantages

Sur la base de mon environnement technologique actuel, de mon expérience de travail et de mes besoins, les outils informatiques présentés (ou l’équivalent) permettent une utilisation efficace et performante entre autres du traitement de texte Wordper­fect (mais sans doute de bien d’autres logiciels standards). Avec de tels outils, l’information emmagasinée sur disquettes et de provenance diverses est directement accessible aux personnes handicapées de la vue adéquatement équipées et l’intercommunication au sein d’une équipe de travail s’en trouve grandement facilitée et accélérée.

4.2.6 Les écueils

En 6 ans, j’ai dû apprivoiser et maîtriser plusieurs terminaux Braille dans un contexte professionnel, donc de travaux à réaliser et de délais à respecter.  Les plus grands écueils rencontrés résultent de la non compatibilité des systèmes. À titre d’exemple, je n’esquisserai ici que mon passage doulou­reux du Versa-Braille au micro-ordina­teur IBM. À ce moment, j’avais déjà accumulé plus de 1200 fichiers sur disquettes Versa-Braille.[13] Une partie de ces fichiers avaient été saisis en « intégral ». Lors du transfert, la majorité des spécifications du traitement de texte sont perdues et le texte affiche une image qu’il faut complètement retraiter. D’autres fichiers en français et en anglais avaient été saisis en « abrégé ». Lors du transfert, la configuration de nombreux symboles a été modifiée et les textes lus maintenant sur IBM nécessitent une manipula­tion gigantesque pour retrouver une certaine qualité de lecture et de présentation. Malgré un temps trop considérable investi dans la manipulation d’une telle somme de ­fi­chiers, un certain nombre d’entre eux demeurent pratiquement inutilisables sur le nouvel équipement.

5. Mes espoirs et mes inquiétudes

Utilisant le braille depuis le début de ma scolarisation et n’ayant aucun accès direct à l’imprimé, je mesure l’immense chemin parcouru au niveau des outils permettant aux personnes handicapées de la vue d’accéder à l’information écrite et aussi de la générer.

Lorsque j’ai appris le Braille, l’instrument unique d’écriture était la tablette et le poinçon. Lorsque j’ai rédigé ma thèse de doctorat, j’ai travaillé avec le magnétophone à cassettes, les cassettes de lecture, la machine à écrire braille pour la prise de notes et la rédaction et la machine à écrire pour recopier en imprimé les textes à présenter aux professeurs. Présentement, je travaille avec des collègues via les disquettes et je prends connais­sance de documents en imprimé via un système informatisé de lecture. Cette technologie de pointe élargit donc la gamme de mes outils de travail.

Il est donc incontestable que, à la lumière des conditions de travail antérieures, des pas de géants ont été franchis au niveau technologique et il y  a vraiment lieu de s’en réjouir.

5.1 Mes espoirs

À la lumière des exigences actuelles des milieux de travail et des modalités d’opération de nombreuses activités de la vie quotidienne, il y a lieu non seulement d’espérer mais de souhaiter, entre autres :

      • que le rythme du développement technologique pour les personnes handicapées de la vue se maintienne et même s’accélère;
      • que le matériel développé pour elles soit compatible avec l’équipement standard sur le marché du travail;
      • que les instruments deviennent de plus en plus raffinés et performants;
      • que les logiciels utilisables à l’aide de la plage tactile et de la synthèse vocale se multiplient;
      • que la standardisation des appareils soit considérée et, qui plus est, qu’elle de­vienne un objectif;[14]
      • que le développement technologique permettant aux personnes handicapées de la vue de lire et d’écrire (via la plage tactile) ne soit pas négligé, au contraire, qu’il soit maintenu et même renforcé;
      • que le traitement des particularités des différentes langues soit pris en compte et respecté.

5.2 Mes inquiétudes

Si tout le développement technologique s’oriente vers la conception graphique et l’opération visuelle pour la masse des utilisateurs, sauf pour les personnes handicapées de la vue, ces dernières se retrouveront alors dans un couloir technologique fermé. Dans de telles circonstances (que seuls les concepteurs et les intervenants au niveau du développement de systèmes peuvent nous aider à éviter), soyons conscients et même assurés que les personnes handicapées de la vue accumuleront un retard équiva­lent à celui qu’elles ont connu avant l’avènement de la nouvelle technologie et se retrouveront rapidement, en dépit des pas de géants franchis à ce jour, à des années lumière de ce que les voyants utiliseront quotidienne­ment, même pour les opérations les plus simples.

Les personnes handicapées de la vue doivent se réjouir du matériel présentement à leur disposition. Mais, le rythme du développement technologique général étant effréné, elles doivent s’y associer (faire connaître leurs besoins et non pas uniquement adapter leurs besoins aux appareils en circulation), pour que, après tant d’espoir et d’efforts de rattrapage, elles ne soient pas laissées pour compte.

Il faut non seulement que les personnes handicapées de la vue aient accès à la nouvelle technologie et l’utilisent pour accroître leur potentiel d’intégration au marché du travail, il faut surtout qu’elles soient efficaces avec cette instrumentation et en intercommunication constante avec tous les intervenants de leurs milieux respectifs de travail et de vie.

Nicole Trudeau Ph.D. (UQAM)

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Notes: 

[1]J’en suis actuellement, entre autres, au graphisme tactile.

[2]Ce comité de normalisation a été mis sur pied en 1985.  Il regroupe des utilisateurs du braille, des enseignants aux divers niveaux, des transcripteurs, etc. Un représentant du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Science du Gouvernement du Québec (instance qui assure le financement des activités) agit comme président du comité.

[3]Gouvernement du Québec, Code de transcription de l’imprimé en braille tome I, 1989, 374 p., premier ouvrage de référence pour la normalisation du Braille en français.

[4]Un exemple en est donné au paragraphe 4.2.1.

[5]Voir explications au paragraphe 4.2.6.

[6]Il permet, entre autres, de repérer les attributs de l’écran (caractère gras, soulignement, vidéo-inversée, etc.) et ainsi de maximiser le contrôle du traitement de texte et, par conséquent, la qualité du document produit.

[7]La lecture tactile tout autant et tout aussi efficacement que la lecture auditive.

[8]Dans la version actuelle, le format de la page n’est pas intégralement respecté.

[9]En imprimé, le texte est donc toujours « intégral ».

[10]En braille, le texte peut être présenté « en intégral » ou « en abrégé ».

[11]American Foundation for Overseas Blind, Index de l’abrégé orthographique français étendu, 2e édition, 1955.

[12]Manipulations que je souhaiterais encore moins nombreuses dans les prochaines versions du logiciel Converto-Braille.

[13]La taille des fichiers était fort limitée avec le Versa-Braille.

[14]Je pense ici à la multiplicité des aménagements des claviers des ordinateurs.  Ces variantes compliquent l’accès autonome aux claviers par la personne handicapée de la vue et entravent la manipulation performante.

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Texte non publié mais qui a inspiré la communication en anglais présentée au World Congress on technology 1-5 décembre 1991, Arlington Virginia. Cette communication a été publiée dans Les actes du congrès sous le titre: New Technology and the Research Activities of a Visually Handicapped Person at the université du Québec à Montréal vol. 3, pp. 22-35

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New Technology and the Research Activities of a Visually Handicapped Person at the Université du Québec à Montréal

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