J’ai été invitée par la Communauté économique européenne CEE à me joindre à des chercheurs, transcripteurs et professeurs de plusieurs pays européens dans le cadre d’un atelier orienté vers l’élaboration d’outils pour accroître l’accès du matériel musical aux aveugles.
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Partitions musicales produites par ordinateur: problèmes inhérents aux musiciens aveugles
Mise en situation
Les 26 et 27 septembre 1988 se tenait à Toulouse un atelier ayant pour thème: Les partitions musicales produites par ordinateur: problèmes inhérents aux musiciens aveugles. Cet atelier a été convoqué par la Communauté économique européenne et s’est déroulé sous la présidence de monsieur Emiliani, chercheur à IROE-CNR de Florence et répondant auprès de la CEE. Mademoiselle Monique Truquet, chercheur à l’Université Paul Sabatier de Toulouse et auteur d’un logiciel de transcription en braille de textes alphabétiques, assurait l’organisation et l’animation de l’événement.
Des chercheurs, des transcripteurs et des professeurs des milieux musical et scientifique d’Allemagne, d’Angleterre, du Canada, du Danemark, de l’Espagne, de la France et de l’Italie ont alimenté de leurs connaissances, de leurs expériences et de leurs préoccupations les séances de travail. Ces dernières étaient essentiellement orientées vers l’élaboration d’outils informatiques pour accroître l’accès du matériel musical aux aveugles.
J’ai été invitée par la CEE à me joindre à une telle équipe européenne. Le Canada a ainsi eu, non seulement une voix, mais peut-être primordialement à ce stade, une oreille des plus attentives et des plus réceptives.
Le texte qui suit reproduit les propos exposés dans un tel cadre de collaboration et de création.
Une heureuse initiative
Il faut se réjouir que la Communauté économique européenne (CEE) forme et soutienne un groupe de travail dont l’objet et l’objectif sont centrés sur les besoins des musiciens aveugles et, plus particulièrement, sur la création de supports informatiques visant, entre autres, la transcription de partitions musicales en braille, la production de textes musicaux en noir et blanc par les aveugles eux-mêmes etc.
Il faut se réjouir également du regroupement des intérêts, des énergies et des compétences que cette initiative engendre.
On me permettra enfin de remercier les organisateurs de cet événement d’avoir associé le Canada à ce mouvement de concertation, mouvement qui vise à accroître les ressources dont pourraient disposer les musiciens aveugles.
La production de partitions musicales en braille au Canada
Je ne peux que souscrire avec enthousiasme au projet de développement d’un logiciel de transcription musicale en braille et à la mise en commun, dans le cadre des présentes séances de travail, des idées, des informations et des expérimentations.
Au Canada, rien n’a encore été engagé dans ce sens, en dépit du fait que les musiciens aveugles sont désormais privés d’un service spécifique de transcription musicale, service pourtant assuré de façon régulière pendant de nombreuses années.
En effet, jusqu’à tout récemment, une équipe de transcripteurs chevronnés travaillait à plein-temps à la production des partions musicales en braille dans le cadre d’un service mis sur pied à Montréal par l’Institut national canadien pour les aveugles (INCA). Ce service répondait, à des coûts fort raisonnables, à toutes les demandes en provenance du Canada. La transcription était effectuée, selon la méthode traditionnelle, à l’aide d’une machine à écrire en braille.
Ce service régulier a été profondément transformé, puisque, à l’INCA, la transcription musicale relève maintenant uniquement de bénévoles; présentement ils sont au nombre de cinq. L’organisme assure la formation de ses bénévoles (formation souvent offerte par correspondance), puis exige de chacun un minimum de 15 heures de travail par semaine. Ces bénévoles effectuent la transcription soit à l’aide d’une machine à écrire en braille, soit d’un micro-ordinateur. Dans ce dernier cas, les programmes alors utilisés sont: le Edit sur APPLE et le Micro-braille sur IBM.
L’Institut Nazareth et Louis-Braille (INLB), organisme québécois de réadaptation pour les personnes handicapées de la vue, compte, au nombre de ses services, un centre de production de matériel en braille. Une part importante de cette production est consacrée au matériel didactique. Ce centre de production est équipé d’un ordinateur NCR (National Cash Register) modèle Tower 32-600. Les terminaux utilisés sont munis d’un clavier braille à partir duquel la saisie (qu’elle soit de nature musicale ou de nature alphabétique) est effectuée.
Les caractères braille qui apparaissent à l’écran sont traités par un éditeur de texte. En dépit d’un équipement fort sophistiqué qui permet la mise en mémoire et les retouches du texte, l’opération de transcription musicale est fondamentalement voisine de la méthode traditionnelle et exige des transcripteurs qui ont une parfaite maîtrise et de la notation musicale en imprimé et de la notation musicale en braille. De l’équipe de transcripteurs à l’emploi de l’Institut Nazareth et Louis-Braille, trois sont actuellement habilités à effectuer de la transcription de partitions, mais aucun n’est assigné à ce travail à plein-temps. Il en résulte des délais énormes de production. De plus, pour les individus, les coûts sont prohibitifs.
En somme, présentement au Canada, aucun organisme n’assure de façon régulière et spécifique la transcription musicale en braille. Pour le musicien aveugle (qu’il soit amateur ou professionnel), l’accès à une partition musicale en braille, partition non disponible en bibliothèque, s’avère plus préoccupant qu’il ne l’a jamais été.
La création d’un logiciel de transcription en braille de partitions en imprimé pourrait certainement aider à pallier, à moyen terme sans doute, à la vulnérabilité du service et possiblement contribuer à simplifier l’opération qui, jusqu’à maintenant, fait appel à une double spécialisation dont fort peu d’individus ont la maîtrise.
La standardisation des symboles musicaux en braille
Le présent atelier semble indiquer une volonté de mise en commun des efforts et, sans doute, des instruments qui en résulteront. Or, pour pratiquer cette mise en commun, pour «regarder ensemble dans la même direction», la standardisation des symboles musicaux constitue réellement un préalable. Il me paraît donc dès maintenant essentiel que des membres de notre groupe, ou des personnes qui pourraient y être associées, puissent travailler de façon spécifique dans cette direction. Le succès de l’opération de normalisation, en plus de simplifier la compréhension des partitions pour les utilisateurs des différents pays, enrichirait le logiciel à bâtir et favoriserait très certainement sa diffusion, ainsi que celle du matériel produit. C’est l’utilisateur qui y serait gagnant et n’est-ce pas lui que le projet vise à mieux servir?
Une fois de plus, il me parait important de répéter que l’accès à l’information (y compris à l’information musicale) a de telles contraintes pour les utilisateurs du braille qu’il faut éviter les dispersions d’énergies et les redites.
Des échantillons musicaux
Pour expérimenter l’efficacité d’un logiciel de transcription musicale en braille, il serait sans doute utile que soient mis à la disposition des concepteurs des échantillons musicaux à complexité croissante.
Je suggère donc qu’une personne ou qu’un groupe de personnes sélectionne un tel répertoire d’échantillons. Cette opération permettrait aux concepteurs du logiciel de définir avec précision le type de partitions musicales dont la transcription pourrait être assurée avec efficacité aux différentes étapes de son développement. La nature très variée des partitions à transcrire donne à penser qu’il sera probablement impossible, au départ, de traiter des contenus d’une grande complexité.
Un réseau d’informations et de communications
La mise en place d’un réseau d’informations et de communications, non seulement entre organismes mais également ente états, pourrait s’inscrire au nombre des préoccupations et des projets de notre atelier. Ainsi, les utilisateurs seraient en mesure de connaître rapidement la nature du matériel produit et disponible. Ce service spécifique aux musiciens aveugles aurait vraisemblablement tout intérêt à être intégré à un réseau plus vaste de communications de nature supranationale par exemple.
Dans un tel but, l’informatisation des répertoires de partitions musicales déjà constitués dans les divers pays et leurs mises à jour s’avèrent, non seulement un besoin, mais une urgence. Bien sûr, cette informatisation des différentes collections devrait de toute évidence être jumelée, d’une part, à un réseau de communications permettant l’accès à de telles données et, d’autre part, à un service de circulation du matériel permettant de recevoir les partitions recherchées.
Un tel réseau d’informations et de communications
- accroîtrait l’efficacité de la distribution du matériel produit, entre autres, à l’aide du logiciel de transcription musicale,
- contribuerait à améliorer la quantité des outils de travail et d’études des musiciens aveugles,
- faciliterait l’accès à ce matériel.
De la notation musicale en braille à la notation musicale en imprimé
Si la création d’un logiciel de transcription de partitions musicales en braille est souhaitée et fait déjà l’objet d’expérimentations dans quelques rares lieux, quel est le sort de l’opération inverse, soit la création d’un logiciel permettant à un non-voyant de produire du texte musical en imprimé ?
Les étudiants, les interprètes (amateurs et professionnels) ont besoin de partitions musicales en braille, de l’accroissement de la production répondant à de hauts standards de qualité. Ce besoin est reconnu. Il a traditionnellement été satisfait, bien que la vulnérabilité du service soit croissante. Le logiciel de transcription, de plus en plus nécessaire, n’en constitue pas moins une évolution, une sophistication d’un service dont bénéficient, à des degrés variables de satisfaction, les aveugles.
Dans le cas d’un logiciel qui permettrait
- aux étudiants non-voyants en musique de préparer eux-mêmes une version en noir et blanc de leurs travaux,
- aux professeurs non-voyants d’écrire, sans l’intermédiaire d’une tierce personne, des textes musicaux pour leurs étudiants,
- aux compositeurs non-voyants de produire leurs œuvres en noir et blanc.
Il ne s’agit plus de l’amélioration d’un service, il s’agit plutôt de rendre accessible une opération qu’aucun organisme n’a jamais assuré, au Canada en tout cas.
Il y a donc deux faces au miroir de la réalité vécue par les musiciens aveugles en regard des textes à manipuler et ce sont ces deux faces que j’expose aux chercheurs. La création de ces deux types d’outils informatiques élargirait l’autonomie de la personne non-voyante et rencontrerait ainsi un des grands objectifs de la société à l’égard des personnes handicapées.
Et pourquoi pas un projet de didacticiel ?
Au Canada, comme dans plusieurs autres pays, les élèves handicapés vivent à l’heure de l’intégration, de sorte qu’ils fréquentent de plus en plus les écoles régulières.
Parce que la notation musicale en braille constitue un code tout à fait étranger à la notation musicale en imprimé, l’élève qui utilise le braille est confronté, dans le milieu scolaire entre autres, non seulement à ses propres limites, mais aussi à celles de son entourage. D’une part, il n’est pas toujours en contact avec une personne qui maîtrise le code musical en imprimé et, d’autre part, il est très rarement en contact avec une personne qui maîtrise le code musical en braille.
Dès lors, il faudrait peut-être commencer à explorer la faisabilité d’un didacticiel permettant aux jeunes d’apprendre la notation musicale en braille par l’intermédiaire… Je dois préciser ici qu’un outil comme le Versa-Braille est largement répandu dans le milieu des aveugles au Québec. Toutefois, cet équipement, qui permettrait de travailler avec untel didacticiel, n’est certainement pas le seul à offrir cette possibilité.
Les objectifs visés
J’ai donc indiqué trois pistes d’exploration sur la voie de la recherche de solutions aux problèmes rencontrés par les musiciens aveugles:
- logiciel de transcription musicale en braille,
- logiciel de production en imprimé de textes musicaux manipulés par un aveugle,
- didacticiel de notation musicale.
Chacune de ces trois pistes correspond effectivement à des besoins à satisfaire pour les musiciens aveugles.
Il faut souhaiter que ces derniers puissent avoir à leur disposition, dans un avenir prévisible, de nouveaux outils de travail qui contribueront à faire reculer les limites actuelles auxquelles ils font face.
Dans ce but, de telles rencontres devraient se renouveler, parce qu’elles permettent des mises en commun et des ressourcements très certainement stimulants pour chacun et pour les pays impliqués.
Je désire assurer les initiateurs de cet atelier, les participants aux séances de travail et la Communauté économique européenne de ma collaboration et de la collaboration du Canada sur cette voie de l’accroissement de l’accès au matériel musical pour les aveugles et ce, à des fins de formation, de culture et de carrière.
Nicole Trudeau Ph.D.
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Article publié dans :
Info-doc Bulletin du Centre d’information typhlophilique de l’Institut Nazareth et Louis-Braille avec la collaboration de l’École Jacques-Ouellette / Vol. 5 no 2, 3e trimestre 1991, pp. 143-153 / Nicole Trudeau Ph.D. / Partitions musicales produites par ordinateur : problèmes inhérents aux musiciens aveugles / Toulouse, les 26-27 septembre 1988.
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