Pour moi, le mot «voir» n’est pas la propriété exclusive du système oculaire. Pour moi, «voir» c’est aussi capter, s’approprier, intégrer, intérioriser. Or, lorsque le système oculaire n’opère plus, il ne détruit pas le visuel dans le quel nous vivons. Il nous le refuse.
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Le mot « voir » serait une hérésie pour qui ne voit pas?
Une opinion
Pour moi, le mot «voir» n’est pas la propriété exclusive du système oculaire. Pour moi, «voir» c’est aussi capter, s’approprier, intégrer, intérioriser. Or, lorsque le système oculaire n’opère plus, il ne détruit pas le visuel dans lequel nous vivons. Il nous le refuse. Cette fenêtre étant fermée, ce rideau étant tiré, pourquoi ne pas tester d’autres ouvertures? Qui a décrété que le visuel n’était pas notre affaire, que nous devions l’exclure de notre vie, qu’il était anormal de s’y intéresser, risible d’utiliser ce mot : De dire «j’ai vu»?
Ce n’est pas lorsque j’ai fréquenté une institution pour non-voyants pendant 15 ans que l’on m’a dit de ne pas employer ce mot. C’est beaucoup plus tard que l’on m’a fait sentir que ce mot, dans ma bouche, était inapproprié.
Un texte
Dans un bref article suscité par le concours du mouvement PHAS en 2013, article repris dans L’Écho du RAAMM en janvier 2014 je lançais un cri du cœur réclamant le droit d’utiliser le mot « voir », mot qui, pour certaines gens, ne fait pas sens dans le monde de la non-voyance.
J’y proclamais, entre autres, que
« J’ai le droit … à l’image …
◦que l’on me décrit
◦que l’on me raconte
◦que l’on me permet de toucher
◦que je recrée mentalement
◦que j’intériorise
J’ai le droit à l’image, même si je suis non-voyante,
◦parce que je vis dans un monde dont elle est un phénomène majeur de représentation, de connaissance et de communication,
◦parce que j’en ai besoin pour nourrir mon imaginaire, pour meubler ma bibliothèque mentale, pour élargir mes références.
(…) J’ai le droit de croire que les mots sont des images.
J’ai le droit d’opposer à cette affirmation: «une image vaut mille mots,» … cette autre affirmation: «moins de mille mots (bien choisis) peuvent créer des images», de très émouvantes et poétiques images.
J’ai enfin le droit de nommer et de croire en la perception extrasensorielle.
J’ai par-dessus tout le droit de dire «je vois», «j’ai vu».
Une conviction
Ainsi, c’est par conviction profonde, et non par défi, que l’expression «toutvoir» est intégrée à l’adresse de mon site : https://nicoletrudeau-toutvoir.quebec
Écouter, questionner, toucher, c’est une façon de voir, ce sont des sentiers pour parvenir à la perception visuelle, laquelle prend la forme d’une représentation mentale.
C’est aussi par conviction et surtout par besoin que je tente, depuis plus de 30 ans, d’avoir accès à l’art dans les musées. Non pas que les portes des musées me soient infranchissables, mais, au-delà des portes, à qui puis-je m’adresser pour me présenter les œuvres, me les décrire et me les expliquer, pour que l’œuvre montrée suscite une image mentale et m’émeuve?
Des interventions
Pendant cette longue période, j’ai fait des approches personnelles, suscité et participé à un comité culture constitué par le RAAMM dans les années 1990, publié quelques articles,¹ témoigné dans les médias, etc.
Ce puissant besoin d’entrer en contact avec l’art visuel, cette foi inébranlable, en mon désir et ma capacité de goûter le beau sous ses multiples formes, cette persistance à le dire, à le faire savoir, à le réclamer ont ponctuellement entrouvert la porte de quelques musées1.
Un dégel
Mais c’est en janvier 2015 que la »grande porte » s’est ouverte au Musée des Beaux-Arts de Montréal à la suite d’une rencontre que j’aime appeler «un bon croisement». Ce bon croisement a nom Madame Iris Amizlev, alors directrice des guides bénévoles au MBAM. Inspirée par Madame Jacqueline Verly, elle-même guide bénévole pendant des décennies,² Madame Amizlev a cru en ce que j’exprimais et demandais et a fait en sorte que le Musée mette sur pied un programme régulier de visites pour les non-voyants.
Le programme
Ce programme régulier de visites guidées et commentées spécialement pensé pour accueillir les visiteurs non-voyants et malvoyants est offert depuis janvier 2015. Le programme propose deux visites par mois. Le deuxième mardi de chaque mois, la visite est consacrée à l’exposition temporaire en cours. Le troisième mardi de chaque mois, la visite permet de découvrir une sélection d’œuvres de la collection permanente. Pour être de l’une ou l’autre visite, il faut simplement s’inscrire auprès du Musée.³
Les exigences pour les guides
Mais Madame Amizlev a aussi bien compris qu’il ne suffit pas d’assigner un guide à un groupe de non-voyants et de malvoyants pour leur «donner à voir» les œuvres d’art. Elle a donc initié des rencontres de sensibilisation et de formation regroupant les guides intéressés par cette clientèle spécifique. J’ai alors été invitée pour expliquer, entre autres, les divers modes de perception, proposer une lecture analytique, expérimenter la démarche de présentation et de description.
C’est en comprenant ces spécificités de base que les guides susciteront chez le visiteur non-voyant la recréation personnelle de l’œuvre présentée.
Les exigences pour les visiteurs non-voyants et malvoyants
Si l’œil ne voit que ce que l’ensemble du vécu d’un individu le rend apte à recevoir, il en va de même des antennes sensitives et sensorielles autres que visuelles; elles ne peuvent capter que ce que l’individu est disposé et en mesure de percevoir.
Bien sûr, lorsqu’une œuvre nous est racontée avec soin, avec ordre, avec précision, cela exige de nous beaucoup d’attention, de concentration, d’intériorisation pour reconstituer mentalement la scène. C’est à ce moment que l’émotion naît en nous, que l’image devient nôtre. C’est une expérience à tenter, à vivre. L’œuvre devient une nourriture, une présence en nous et non à l’extérieur de nous.
Pour franchir les portes d’un musée des beaux-arts lorsque l’on est non-voyant, il faut s’y sentir bienvenu et accueilli, ce qui est le cas maintenant. Il faut croire que, sans voir ou en voyant peu, on peut y puiser de l’information, y ressentir des émotions, y obtenir les éléments nous permettant de recréer mentalement les images exprimées par l’œuvre. Pour avoir cette foi, il faut être curieux, désireux de se faire raconter le visuel ou désireux de le faire revivre, avoir découvert ou vouloir découvrir le monde par le toucher (un objet touché révèle, suscite ou rappelle une image dans notre pensée). Les personnes pour lesquelles la vue s’est détériorée au fil du temps, ont généralement un important bagage d’images auxquelles ils peuvent faire appel pour intérioriser et revitaliser mentalement toute cette richesse.
Les bénéfices
Ainsi préparés, un dialogue et une formidable dynamique se créent entre le guide et les visiteurs: le premier, conscientisé aux spécificités des visiteurs et ouvert à toute question, les seconds, disposés à découvrir et à ressentir. Chacun s’en trouve enrichi et heureux.
Des espoirs
La majorité des œuvres présentées ne peuvent être touchées, y compris les sculptures. Mais je suis convaincue que là, comme ailleurs, il faut donner du temps aux institutions pour revisiter les habitudes. En belle saison, les sculptures dans les jardins du Musée échappent à cette résistance.Il faut aussi donner du temps aux institutions pour mettre sur pied des ateliers souhaités d’exploration tactile. Contrairement à ce que l’on peut croire, savoir toucher n’est pas inné, pas davantage pour les non-voyants que pour les voyants. De tels ateliers pourraient permettre aux non-voyants de se constituer une vaste bibliothèque d’images mentales en explorant tactilement une foule d’objets, de formes, d’éléments décoratifs et architecturaux, etc. Ainsi, lors des visites, entre autres, mais aussi bien au-delà, ils pourraient puiser dans leur propre bibliothèque mentale.
«L’art est une façon de sentir le monde»
L’accès à l’expression artistique nourrit l’esprit et la sensibilité. Il enrichit les références picturales acquises par l’écoute attentive des descriptions méthodiquement proposées et par la pratique séquentielle du toucher associées à l’exercice mental de la mise en relation des diverses composantes de l’œuvre. C’est de ces opérations que résulte l’émotion d’abord sensorielle puis esthétique, laquelle constitue le cœur de l’expérience esthétique.
Être au rendez-vous
Si la grande porte du musée s’ouvre, c’est pour accueillir des déficients visuels désireux d’entrer en contact avec l’art visuel international et universel, avec leurs propres ressources, propre sensibilité, propres canaux d’accès à l’expression artistique à laquelle ils pourront vibrer.
Par ce programme, oui, le MBAM vient à la rencontre des non-voyants, les invitent, se préparent à s’adapter à leurs besoins et attentes. Puissent les non-voyants être aux rendez-vous.
Du nouveau
Une belle nouvelle toute fraîche vient d’être publicisée: Le Musée Stewart d’histoire, situé sur l’île Sainte-Hélène, emboîte le pas et offre, à compter d’avril 2017, des visites spécifiques pour non-voyants le premier mardi de chaque mois.4
Quel bonheur de se sentir respecté et partie prenante!
Nicole Trudeau Ph.D.
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Notes :
1. Lire sur mon site les articles suivants :
Les handicapés visuels et les expositions d’art
Pourquoi fréquenter les musées ?
Pierre Grange dans son atelier
Le musée des beaux-arts nous accueille
Le toucher qui permet de vivre une expérience esthétique
Lettre à Camille
Le musée des Beaux-Arts de Montréal innove
L’art, une passion
Vidéo sur youtube: Le MBAM innove en mettant sur pied un programme de visites mensuelles destinées aux visiteurs non-voyants et mal-voyants
2. Madame Verly a accueilli des visiteurs non-voyants à diverses occasions avant la mise sur pied du nouveau programme.
3. Pour s’inscrire à l’une de ces visites, téléphoner au 514-285-2000 option 3 au moins une semaine avant la date de la visite. Chaque visiteur non voyant ou mal voyant doit être accompagné d’une personne de son choix. La visite est gratuite pour le non voyant et pour son accompagnateur. L’adresse du Musée: 1380, Sherbrooke Ouest, Montréal.
4. Extrait de la promotion :
NOUVEAU! Visite pour personnes non-voyantes ou malvoyantes au Musée Stewart
L’histoire au bout des doigts
Le Musée Stewart propose des visites pour répondre aux besoins des personnes malvoyantes ou non-voyantes sur le thème des grandes explorations et de la découverte du Nouveau Monde.
La visite en salle est suivie d‘un atelier tactile, durant lequel les participants ont une chance unique de manipuler quelques artefacts des collections du Musée. Ils explorent ainsi l’histoire par le toucher et interagissent avec les matières marquées par le temps.
Public visé: Adultes non-voyants et malvoyants
Nombre de participants : Groupes d’un minimum de six (6) personnes et d’un maximum de 10 personnes (une personne malvoyante ou non-voyante doit être accompagnée d’une personne voyante).
Période: Visites offertes à partir du mois d’avril 2017.
Fréquence: Tous les premiers mardis du mois, de 10 h à midi. Sur réservation.
Modalités de réservation: Les réservations sont acceptées jusqu’à 17 h le mardi précédent la visite. À défaut d’obtenir le minimum des six (6) inscriptions (c’est-à-dire 3 personnes non-voyantes ou malvoyantes et 3 accompagnateurs), la visite sera reportée au premier mardi du mois suivant.
Renseignements et réservations; tél. 514 861-6701 poste 2234
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Article publié dans :
Écho du RAAMM / Édition du 3 au 9 avril 2017 / Rubrique: Votre opinion / Nicole Trudeau Ph.D. / Le mot «voir» serait une hérésie pour ceux qui ne voient pas?