La lutte d’une aveugle

Alors que je fréquentais l’école publique Nicole Trudeaut entrait à l’Institut Nazareth et y demeura pendant 15 ans. Douée, elle y fit de remarquables études (…) J’étais, donc, chez les voyants qui ne voyaient pas toujours clairement les gens et les choses, elle était chez les aveugles et apprenait à voir avec les yeux du cœur et de l’esprit. Entrevue signée Jacqueline Chapuis.

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La lutte d’une aveugle

Photo de Nicole Trudeau
Légende: «Il est doux de voir la Lumière». Nicole Trudeau la voit beaucoup mieux qu’un voyant.

Alors que je fréquentais l’école publique Nicole Trudeau entrait à l’Institut Nazareth et y demeura pendant 15 ans. Douée, elle fit de remarquables études. Très jeune elle apprit le piano et devint une excellente musicienne.

J’étais, donc, chez les voyants qui ne voyaient pas toujours clairement les gens et les choses, elle était chez les aveugles et apprenait à voir avec les yeux du cœur et de l’esprit. Nous étions chacune dans notre «monde à nous» impénétrable… mystérieux… inquiétant.

Un aveugle doit-il vivre essentiellement en milieu protégé? Nicole répond d’une façon nette et précise «NON». «Cela au contraire entrave le plein épanouissement de l’enfant handicapé.» Femme de tête et déterminée, Nicole a mis toutes ses énergies à s’insérer dans le quotidien des voyants. Lorsqu’elle quitta l’Institut Nazareth elle s’inscrivit à l’Université de Montréal et obtint son bac en musique. Puis elle partit, seule, pour Paris et y séjourna pendant trois ans. Inscrite à l’École Normale de Musique elle se rend à ses cours sans escorte. Elle habite un petit appartement et cuisine elle-même ses repas. Puis elle rentre au Québec, enrichie tant sur le plan musical qu’affectif, car elle a noué à Paris de solides amitiés.

Professeur pour voyants

À Montréal, elle cherche activement du travail puis se voit confier un poste de professeur au Conservatoire de Chicoutimi. Elle y restera six ans. Des raisons d’ordre personnelles l’ont obligé à rentrer à Montréal sans qu’elle ne puisse obtenir une mutation au conservatoire. La voilà de nouveau à la recherche de travail. Elle frappe à bien des portes. Partout c’est la même réponse: ou bien il n’y a plus d’ouverture de poste ou bien elle a trop de diplômes! Lorsqu’elle postule un emploi elle ne dit jamais qu’elle est atteinte de cécité de peur, si on la refuse, de rester sur un équivoque. Évidemment lors de l’entrevue on se rend compte de son handicap. Bien qu’on ait toujours la délicatesse de ne jamais lui dire, on lui refuse les postes à cause de cela, elle sait très bien au fond que c’est ça la véritable raison. On a vis-à-vis d’elle des exigences que l’on ne demande pas aux communs des mortels. Elle doit continuellement tendre vers l’excellence sans aucune défaillance.

Je me suis prise à penser de quelle façon je réagirais si j’étais l’employeur mal informé qui n’a jamais côtoyé d’aveugle comme c’est le cas pour la plupart d’entre nous? Peut-être aurais-je eu la même réaction qu’un certain directeur d’école, pourtant bien intentionné, qui donna à Nicole une semaine pour s’habituer aux locaux. «Une semaine, me dit-elle en riant, mais c’était bien trop, deux jours ont suffi!» Il faut reconnaître que ce directeur a eu l’intelligence de ne pas refermer la porte sur cette femme exceptionnelle.

Retour aux études

Depuis l’année dernière elle est inscrite en études comparées à l’Université de Montréal en vue d’obtenir son doctorat en musique. Elle aura alors atteint le sommet. Est-ce que cela sera, enfin, suffisant pour qu’elle puisse enseigner à un niveau supérieur, plus en rapport avec ses aspirations? Est-ce que nos grandes écoles de musique lui feront enfin la place qui lui revient parmi les voyants? Quand donc cesserons-nous d’identifier les aveugles à des vendeurs de balais et des accordeurs de piano? Bien que ces métiers ne soient nullement dégradants les aveugles peuvent, à l’instar des voyants, faire bien d’autres métiers. Bien sûr ils ne peuvent être chauffeurs de taxis mais ils peuvent fort bien être commis de bureau. Ils ne peuvent être chirurgiens mais ils peuvent être physiciens. S’ils ne peuvent peindre, ils peuvent en revanche être de très grands musiciens et d’excellents professeurs.

Nous avons tous un handicap et nous sommes bien chanceux qu’il ne soit pas toujours apparent! Un aveugle qui a du potentiel et une formation adéquate devrait pouvoir trouver un travail au même titre qu’un voyant. Quand donc cessera cette  ségrégation qui fait qu’un aveugle travaille pour des aveugles et doit ainsi rester indéfiniment dans son  milieu? Quand cesserons-nous de condamner à la solitude plus de 10,000 aveugles du Québec? Qu’attend-on pour les intégrer dans les écoles régulières? Comment se fait-il qu’aucun grand quotidien, qui en a largement les moyens financiers ne consacre pas une ou deux pages de son journal en braille?

Jacqueline Chapuis

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Article publié dans: 

Vivre, juillet 1976, Témoignage pp. 12-13 / Jacqueline Chapuis / La lutte d’une aveugle

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