Galerie musicale des anniversaires

Ce texte se veut une célébration artistique de six musiciens dont 1995 marque un anniversaire important de leur naissance ou de leur décès: Henry Purcelll, Gabriel Fauré, Carl Orff, Paul Hindemith, Anton Webern et Béla Bartok. Des extraits musicaux de leurs oeuvres sont proposés et des toiles qui leurs sont contemporaines sont présentées.

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Galerie musicale des anniversaires

Conférence présentée au Musée des Beaux-Arts du Canada-le 19 mars 1995 par Nicole Trudeau Ph.D.

Cette galerie musicale a été pensée et planifiée pour célébrer des anniversaires, ceux des compositeurs dont 1995 marque la date de naissance (Gabriel Fauré, Carl Off et Paul Hindemith) et de mort (Henry Purcell, Anton Webern et Béla Bartok).

Ce parcours s’étend donc du XVIIe siècle au XXe et propose un aperçu de la création musicale dont des extraits sont entendus.  Parallèlement, des toiles de peintres rappellent quelques aspects de la création picturale des mêmes époques dans cinq pays européens.

 

Extrait musical 1 : FAURÉ, Gabriel Requiem op. 38 (Libera me)

Munch, Edvard « Mélancolie » 1845
Monet Claude « Automne » 1891
Courbet, Gustave « Le désespéré » 1845
Van Gogh, Vincent « Nuit étoilée » 1889

La création artistique est à la fois le reflet, le témoin et le fruit de l’ensemble de l’activité humaine en un temps et un lieu donnés. La création musicale nous donne à entendre l’humanité. Mais au même moment des artistes nous donnent à voir et à lire cette même humanité. En fixant l’oreille sur des créations musicales et l’oeil sur des créations picturales issues d’une même époque, nous nous exposerons à des émotions transartistiques, nous accueillerons des expressions artistiques qui nous parlerons, par le son, l’image, la forme et le texte. C’est dans ce sens de simultanéité créatrice que nous rendrons hommage à six compositeurs dont 1995 marque le 300e anniversaire de la mort (Henry Purcell), le 150e anniversaire de la naissance (Gabriel Fauré), le 100e anniversaire de la naissance (Carl Orff et Paul Hindemith)  et le 50e anniversaire de la mort (Anton Webern et Béla Bartok). Nous visiterons donc une galerie d’anniversaires en tendant l’oreille vers la musique de ces compositeurs et en posant le regard sur des réalisations picturales de leurs contemporains.

Extrait musical 2: PURCELL, Henry THe Indian Queen (début)

Lely, Peter « William III » 1650-1702
Lely, Peter, « James II (1633-1701) and Anne Hyde (1637-71), Duke and Duchess of York » 1660
« Queen Anne 1665-1714 » Studio de John Constable

Cette musique, extraite de La reine indienne, Henry Purcell l’a écrite en 1695, l’année de sa mort; il avait alors 36 ans. Purcell est né en 1659, un an avant la restauration de la monarchie en Angleterre, restauration effective avec le retour de Charles II en 1660.

L’Angleterre doit alors se remettre de quelques décennies de puritanisme, période au cours de laquelle les théâtres avaient été fermés, les orgues détruites, les manuscrits brûlés, les choeurs dissouts, sauf celui d’Oxford.

Purcell voit le jour dans un pays entièrement silencieux. Il faut restaurer la musique comme on a restauré la monarchie, et Purcell y contribuera grandement.

Purcell, Henry

Né d’une famille de musiciens, il fait son apprentissage dans le choeur d’enfants de La chapelle royale, mais dans une Angleterre alors très éprouvée. En effet, Purcell a 6 ans quand la peste frappe et tue 1/6 de la population de Londres. Il a 7 ans quand un incendie ravage 13 mille maisons et 80 églises. Le génie créateur ne s’en manifeste pas moins tôt, puisque, en 1670, donc dès l’âge de 11 ans, Purcell compose une Ode pour l’anniversaire du souverain. En 1677, à 18 ans, il devient compositeur pour Les violons du roi. En 1679, à 20 ans, il succède à son maître, John Blow, aux orgues de l’Abbaye de Wesminster, fonction qu’il garde jusqu’à sa mort en 1695. C’est au pied de ces orgues qu’il est enterré et en ce lieu qu’ont été chantées ses obsèques au son de la musique qu’il avait écrite la même année pour les funérailles de la Reine Marie.

Le retour à la vie normale dans l’Angleterre de 1660, retour qui coïncide avec la Restauration et la naissance de Purcell, se caractérise, entre autres, par la réouverture des théâtres publics et la reprise de la vie artistique. Cette dernière puise d’abord sa substance dans le matériel existant. Cependant, l’expérience de l’opéra et des ballets français acquise par la cour en exil à Versailles (c’est l’époque du grand règne de Louis XIV) a laissé des traces et appelle des changements tels que l’acroissement du rôle des femmes et l’augmentation de la place accordée à la musique et à la danse dans les spectacles.

À ce dernier égard, Purcell contribue donc à accorder aux séquences musicales une importance égale à celle des séquences parlées. Il crée ainsi ce que l’un de ses contemporains a appelé : le «semi-opéra».

Dans les «semi-opéras» de Purcell, dont Le roi Arthur, La tempête, La reine indienne, les séquences vocales qui se présentent pour la plupart sous la forme de scènes indépendantes, se suffisent à elles-mêmes sans la présence de dialogues.

 

Extrait musical 3: PURCELL, Henry The Indian Queen (choeur)

William van de Velde le Jeune « Coup de canon » vers 1690
William van de Velde le Jeune « Strom and Sea »vers 1675

L’oeuvre créatrice de Purcell est considérable et se caractérise par une étonnante diversité. Ce musicien a écrit pour l’Église, la Cour et le Théâtre.

D’après Henry Raynor, Purcell a merveilleusement combiné, et fait la synthèse des trois composantes caractéristiques de son art: «Une polyphonie libre, la régularisation des formes et des tonalités de l’ère baroque et une compréhension profonde et sans précédent de la valeur poétique de la langue anglaise.»1

Extrait musical 4: PURCELL, Henry Didon et Énée (ouverture instrumentale)

Lely, Peter « Henriette de France » 1660
Lely, Peter « Le concert et sa famille »

C’est pour un collège de jeunes filles de Chelsea que Purcell compose, en 1689, son unique opéra, Didon et Énée, devenu le symbole de l’opéra anglais. Le don mélodique et métrique est le trait dominant de Didon et Énée.

Extrait musical 5: PURCELL, Henry Didon et Énée (Dance)

Kneller, Geoffrey « Sir Christopher Wren » 1632-1723
Dahl, Michael « Audioportrait » 1691

Dans cette légende de Virgile, adaptée par Tate, c’est «le grand théâtre de la vie» qui est mis en scène à travers l’histoire de la princesse carthaginoise délaissée.

Extrait musical 6: PURCELL, Henry Didon et Énée (Air de Dido)

Sacchi, Andrea « Didon abandonnée »
Rubens, Pierre-Paul « La mort de Didon »

Après cet unique essai dans un genre qui n’avait pas, à Londres, le succès qu’il rencontrait alors en Italie, voire en France, Purcell ne compose plus pour le théâtre que des musiques de scène et des semi-opéras.

Plus d’un perçoit Henry Purcell comme un dramaturge musical de la même race que Monteverdi et Mozart, dont il partage l’exigeant idéal de beauté et de vérité et l’infaillible instinct scénique.

Célèbre désormais dans toute l’Angleterre, Purcell est, en quelque sorte, le musicien officiel de la monarchie, reconnu par ses compatriotes comme le premier de son temps et considéré comme le fondateur de la musique anglaise.

Deux siècles après la mort de Henry Purcell, alors que la musique européenne a évolué et s’est transformée sous l’impulsion du génie créateur d’artistes tels que, Bach, Mozart et Beethoven au XVIIIe siècle, et des grands romantiques tels que Schumann, Chopin et Brahms au XIXe siècle, naissent en Allemagne, en 1895, deux musiciens dont les oeuvres sont inscrites au patrimoine de la création musicale du XXe siècle: Carl Orff et Paul Hindemith.

Carl Orff
Paul Hindemith

Pourtant, rarement les oeuvres de ces compositeurs figurent au répertoire des programmes de concert, à une exception près.

Extrait musical 7: ORFF, Carl Carmina burana (début)

 

Ernst, Max « La ville entière » 1937
Ernst, Max « La nymphe Echo » 1936
Ernst, Max « Jardin gobe-avions » 1935-36

 

Beckmann, Max « Quappi with Parrow » (1936)

C’est essentiellement cette cantate scénique d’esprit païen et d’ambiance incantatoire, Carmina Burana, qui garde son auteur Carl Orff, présent à nos mémoires et surtout à nos oreilles. Cette oeuvre consiste en une adaptation de chants d’étudiants contestataires du Moyen Age. Créée en 1937, Carmina Burana marque le véritable début de la carrière du compositeur et lui vaut un immense succès et un grand retentissement. Cette oeuvre fait partie d’un triptyque païen, Trionfi, exaltant un Eros jeune, viril, fort et collectif.

Le nom de Carl Orff est aussi connu grâce à sa contribution pédagogique. En effet, il a développé une méthode d’enseignement musical fondée sur l’éducation par le rythme et l’utilisation des petites percussions. Cette approche pédagogique, comme celle de Jaques-Dalcroze d’ailleurs, a eu le mérite d’être l’une des rares méthodes actives créées pour les enfants et offrant une alternative au solfège traditionnel.

Si la production musicale de Carl Orff, l’un des musiciens officiels du 3e Reich a bénéficié de la faveur du régime politique allemand, il n’en fut pas ainsi de son compatriote et contemporain, Paul Hindemith, grande personnalité musicale allemande entre les deux guerres. En effet, Paul Hindemith se retrouve au nombre des artistes dits «dégénérés» dénoncés par le régime hitclérien. Comme tant d’autres, il doit s’exiler. Il quitte d’ailleurs l’Allemagne de façon définitive en 1937, alors que triomphe Carl Orff. Paul Hindemith est un musicien de l’avant-garde au cours des années 1920. Il est perçu comme un casse-cou avide d’expériences, un enfant terrible qui épouvante tous les milieux bien pensants. Il travaille avec l’homme de théâtre, Berthold Brecht et le peintre et écrivain autrichien, Oskar Kokoschka. Il porte l’indignation à son comble lorsqu’il crée, en 1921, un spectacle de marionnettes, Das Nusch-Nuschi, opéra en un acte dont voici un extrait.

Extrait musical 8: HINDEMITH, Paul Nusch-Nuschi suite (Dance)

Kirchner, E.L. « Brande Burc-Market » 1915
Kirchner, E.L. « Berlin Street Scene »
Kirchner, E.L. « Market Place, with the Tower »
Baumeister, W « Figure with Stripes on Rose » 1920

Mais, progressivement, Paul Hindemith se replie vers la tradition puis l’académisme. À son oeuvre créatrice vaste et touchant tous les genres, s’ajoute un important ouvrage théorique exposant sa conception de l’harmonie.

Alors que, dans les années 1920, Paul Hindemith fait scandale dans le monde musical allemand, le peuple français, en 1924, fait, avec pompes, ses adieux à Gabriel Fauré. C’est en effet en ce lieu prestigieux de la Madeleine où Fauré fut maître de chapelle puis, titulaire du grand orgue, que sont célébrées ses funérailles au son de sa propre musique. C’est également en ce lieu qu’il est inhumé.

Gabriel Fauré

Extrait musical 9: FAURÉ, Gabriel Requiem op. 38 (Introite)

Dornac, « Rousseau dans son atelier » 1907
Dornac, « Portrait de Paul-Marie Verlaine (1844-1896) au Café François »
Monet, Claude « Autoportrait »
Renoir, Auguste « Autoportrait »

Extrait musical 10: FAURÉ, Gabriel Pavane op. 50

Rousseau, Henri « Scènes de rue » 1909
Monet, Claude « Boulevard des Capucines » 1873
Gauguin, Paul « Les lavandières Pont Aven » 1886

C’est le 12 mai 1845,

-un an après la naissance du poète Paul-Marie Verlaine et du peintre Henri Rousseau,
-quelques années après la naissance de Claude Monet et de Pierre-Auguste Renoir,
-quelques années avant la naissance de Paul Gauguin,

que naît, en Ariège le musicien français Gabriel Fauré.

Dès l’âge de neuf ans, il rejoint Paris pour y poursuivre ses études générales et musicales à l’École Niedermeyer jusqu’en 1865.

C’est du début des années 1860 que datent ses premières compositions dont quelques mélodies sur des textes de Victor Hugo.

Gabriel Fauré

Extrait musical 11: FAURÉ, Gabriel Le papillon et la fleur

Degas, Edgar « La classe de danse »
Corot, Camille « Jeune fille à la robe rouge »
Renoir, Pierre-Auguste « En été, la bohémienne » 1868

Tout au long de sa vie créatrice, Gabriel Fauré met en musique des textes de poètes contemporains aux esthétiques variées. Il y a d’abord les poètes romantiques avec Victor Hugo, les poètes du Parnasse avec Théophile Gauthier, Sully-Prud’Homme, Lecomte de Lisle, Catulle Mendès, Armand Silvestre, les poètes symbolistes avec Henri de Régnier, mais surtout Paul-Marie Verlaine et le belge Charles van Lerberghe. C’est entre 1887 et 1894 que Fauré met en musique des poèmes de Verlaine principalement regroupés en deux cycles : La bonne chanson et Les mélodies de Venise.

Extrait musical 12: FAURÉ, Gabriel Mandoline

Manet, Edward « Musique aux Tuileries » 1860-1862
Renoir, Pierre Auguste « Femme à la mandoline » 1919

Extrait musical 13: FAURÉ, Gabriel Dolly (Le pas espagnol)

Manet, Edward « Ballet espagnol » 1862
Manet, Edward « Lola de Valence »
Manet, Edward « La leçon de musique »

Ces deux oeuvres, Mandoline, page initiale des Mélodies de Venise et Pas espagnol, page terminale de la suite Dolly pour piano quatre mains, datent de la grande période créatrice de Gabriel Fauré, soit de la fin du siècle.

L’oeuvre créatrice de Gabriel Fauré est dominée par la musique vocale et par la musique pour le piano. Ses créations vocales vont de la mélodie à la musique religieuse en passant par le théâtre. Ses créations pianistiques se composent, entre autres, de séries de pièces dont le parallèle formel avec Chopin est incontournable: Nocturnes, Barcarolles, Impromptus Valses‑Caprices et Préludes.

Extrait musical 14: FAURÉ, Gabriel Prélude no 8

 

Kandinski, Vassily « Dames en crinoline » 1909
Rousseau, Henri « Scènes de rue » 1909
Monet, Claude « Les arceaux fleuris » 1913

L’époque de la composition des Préludes est aussi celle des cycles de mélodies sur des poèmes de van Lerberghe: La chanson d’Eve et Le jardin clos. Pourtant, en ce début du XXe siècle, Fauré est frappé de graves problèmes de surdité. Dans une lettre datée du 27 juillet 1910, il écrit: «J’ai terminé le 5e prélude (…) et j’ai commencé le 6e. La misère, c’est que lorsque j’essaie mon travail sur mon admirable Érard, les sons du médium m’arrivent lointains, mais justes, tandis que la basse et l’aigu ne me fournissent qu’un charivari indéfinissable»2.

Au Fauré compositeur, s’ajoutent le Fauré, pianiste recherché, le Fauré, organiste et maître de chapelle, le Fauré, critique musical au Figaro, le Fauré professeur (à son alma mater, l’École Niedermeyer, puis à la chaire de composition du Conservatoire national de Paris) et le Fauré, administrateur, (directeur de cette institution de 1905 à 1920.

Fauré est avant tout un homme du XIXe siècle. Il ne participe pas aux luttes musicales qui animent le XXe siècle et dont témoignent avec éloquence Béla Bartok mais surtout Anton Webern.

C’est pendant la dernière partie de la vie de Fauré, celle que des spécialistes associent à sa troisième période créatrice, que la peinture témoigne des courants :

cubiste

Braque : L’homme à la guitare (1911)

Braque : Nature morte, harpe et violon (1912)

Picasso : Le guitariste (1910)

Picasso : Accordéoniste (1911)

dadaïste, entre autres.

Arp : Trousse d’un Da (1921)

Baader : Dada Milky way

Schwitters, Kurt :  Merzbild psychiâtre  1919

Mais c’est de l’Autriche que naîtra le grand brassage du système musical à l’instigation de Arnold Schoenberg, le concepteur du dodécaphonisme, «méthode de composition avec douze sons n’ayant de relations que l’un par rapport à l’autre»3.

Son élève et disciple, Anton Webern, qui a appliqué le plus rigoureusement la technique dodécaphonique proposée par son maître et qui a poussé le plus loin les conséquences de son enseignement et de sa nouvelle méthode, est mort le 15 septembre 1945, tué par une sentinelle américaine ivre dans un village des Alpes salzbourgeoises où il croyait s’être mis à l’abri des violences de la guerre.

Extrait musical 15: WEBERN, Anton 2e cantate 1 (5e partie)

Paalen Wolfgan « Fumage » 1937
Oppenhauer, Max « Gustav Mahler dirige die Wiener Philarmoniker » 1935-1940
Paalen Wolfgan, « Rêve mexicain » 1939

Cette deuxième Cantate, dernière composition de Webern écrite sur des textes de Hildegard Jone, se divise en six épisodes que l’auteur associe, selon sa propre expression, à une Missa brevis. Le 5e épisode dont nous venons d’entendre un extrait correspondrait au Benedictus.

Anton Webern

Né en 1883, Anton Webern est tout autant contemporain de Paul Hindemith et de Carl Orff que de Gabriel Fauré, malgré un léger décalage dans le temps du point de vue des périodes créatrices respectives. Chacun de ces musiciens a exprimé, de façon très caractéristique et très personnalisée, son génie créateur.

La première oeuvre de Anton Webern, la seule qualifiée de traditionnelle, date de 1908 alors qu’il étudie avec Arnold Schoenberg après avoir fait des études musicales, musicologiques et universitaires à Vienne.

Extrait musical 16: WEBERN, Anton Passacaille op. 1

Klimt, Gustav « Judith II » 1906-1908
Schiele, Egon « Chambre de l’artiste à Neulangbach » 1911
Kokoschka, Oskar « Der Rentmeister Robinson » 1908

Cette première oeuvre, Passacaille op. 1, se situe dans l’univers post-romantique et illustre, en opposition avec sa dernière oeuvre entendue précédemment, le chemin parcouru en une trentaine d’années.

Sur les traces de son maître, Anton Webern écrit, en 1924, sa première oeuvre utilisant systématiquement la méthode sérielle définie par Arnold Schoenberg en 1922. C’est une organisation toute nouvelle de la musique dont l’impact, l’influence et les conséquences sur la création musicale furent immenses et demeurent présents. En effet, «(…) c’est à Webern que l’on doit l’orientation particulière prise par l’évolution musicale à partir de 1945»,4 écrit Claude Rostand.

Extrait musical 17: WEBERN, Anton Trois textes populaires pour voix et trois instruments op. 17 (EBSTE Jungfrau, Wir sind dein)

Husmann, Raoul « ABCD » 1923
Oppenheimer, Max « Portrait de Schoenberg » 1923

La musique de Webern appelle une nouvelle perception. L’auditeur doit ajuster son écoute non plus au niveau du thème classique mais à celui de la note ou du son; il doit même prendre en compte le rôle du silence.

Habité d’un idéalisme artistique marqué au sceau de la rigueur, de l’économie et de la pureté absolue, idéal qui, peu à peu, arrive à donner corps à un langage neuf et original, sa vie de créateur fut extraordinairement riche et profonde. «Nous devons en arriver à la certitude que la seule route pour aller plus loin est d’aller plus à l’intérieur de soi-même»,5 écrit-il. Et d’ajouter: «Je ne fais jamais les choses comme je le veux, mais comme je suis destiné à les faire, comme je dois les faire».6

Parallèlement, l’existence entière d’Anton Webern est marquée du sceau de la discrétion et de la modestie. Il gagne péniblement sa vie par des fonctions musicales effacées. Ses maigres ressources commencent à s’effondrer à partir de 1934 avec la montée du nazisme pour s’écrouler complètement en 1938. Dès lors, sa musique est interdite parce que décrétée « dégénérée et bolchévique ».Et pourtant, «(…) la signification de l’oeuvre de Webern, sa raison d’être historique (…) est (…) d’introduire un nouveau mode de l’«être musical» (…)»,8 écrit Pierre Boulez.

Parfait contemporain de Anton Webern, Béla Bartok, né en Hongrie en 1881, meurt à New York en 1945, une dizaine de jours après le décès du créateur autrichien.

Béla Bartok portrait

Extrait musical 18: BARTOK, Béla 3e concerto pour piano – 1er mouvement (début)

Vasarelly, Victor : Zebra (1937-1938)

VASARELLY, Victor : Tigres 1938

Moholy-Nagy, Laszlo : Nuclear I, (1945)

Moholy-Nagy, Laszlo : Nuclear II, (1946)

Béla Bartok vit donc aux États-Unis depuis cinq ans lorsqu’il écrit son 3e concerto pour piano l’année même de sa mort. La musique de Bartok, comme celle de Webern, ne s’exprimant pas dans le sens souhaité par le régime politique d’alors, est pareillement honnie. Mais alors que Webern se replie à l’intérieur de son propre pays, l’Autriche, Bartok s’exile aux États-Unis en 1940.

C’est dans un contexte d’éveil des mouvements nationalistes de l’Europe du XIXe siècle, éveil qui s’exprime, entre autres, par un retour aux sources populaires, qu’apparaît Bartok et que se forgent ses sentiments nationalistes. Dès 1905, il se consacre, avec Kodaly, à la recherche des traditions populaires hongroises. Il tente ainsi de relier l’héritage de l’Orient à celui de l’Occident. Il va créer, pour la Hongrie, une musique nationale nourrie d’une collecte systématique des trésors du folklore authentique qu’il note d’ailleurs avec minutie et intègre à son oeuvre de façon à la fois savante et originale.

Extrait musical 19: BARTOK, Béla Sonate pour piano et violon – 3e mouvement (début)

László Moholy-Nagy : ZVII, (1926)

László Moholy-Nagy : A 19, 1927 (Hattula Moholy-Nagy, MI)

József Rippl-Rónai :  Autoportrait au béret rouge, (1924)

József Rippl-Rónai : Portrait de Zdenka Ticharich, (1921)

Cette sonate pour violon et piano date de la période de la théorisation du système sériel par Arnold Schoenberg. Bartok qui découvre la musique de l’École de Vienne n’adoptera pourtant jamais les procédés dodécaphoniques de cette École, mais le climat de cette musique n’est pas sans effet sur la sienne.

Pianiste, compositeur, ethnomusicologue et professeur, Bartok fait d’abord de brillantes études à l’Académie de musique de Budapest, institution où il enseigne le piano de 1907 à 1914. Dans le but d’améliorer l’enseignement du piano, il commence à écrire une série de pièces didactiques qui l’amène aux Mikrokosmos, recueil familier aux pianistes en formation et qu’il termine en 1937.

L’oeuvre de Bartok est abondante. Elle se partage entre le piano, les cordes, l’orchestre, les voix et la scène. Le génie créateur de Bartok atteint l’un de ses sommets avec Musique pour cordes, percussions et célesta.

Extrait musical 20: BARTOK, Béla Musique pour cordes, percussions et célesta – 4e mouvement (début)

László Moholy-Nagy, Construction AL6, (Konstruktion AL6) 1933-34

Vilmos Aba-Novak :  Marché sicule (Székely vásár), 1939-40

Imre Ámos : Thoughts Pensées

Cette oeuvre, créée en janvier 1937, est donc contemporaine du Carmina Burana de Carl Orff, entre autres. Pour la première fois, la batterie y est employée comme soliste et la formation instrumentale est très originale: outre les timbales, tam‑tam, tambour et cymbales, sont utilisés le célesta, le xylophone, la harpe et le piano, auxquels viennent s’adjoindre deux quintettes à cordes. Bartok y aborde l’un des domaines favoris des recherches contemporaines: l’emploi des timbres.

Dans la musique de Bartok, le rythme occupe, de toute évidence une fonction architechtonique. Bartok a su assimiler les données essentielles du langage contemporain tout en suivant seul la voie qu’il s’était tracée. Comme beaucoup de ses contemporains, il cherche à sortir la musique savante des cadres dans lesquels la confinent les deux modes traditionnels du majeur et du mineur. Il le fait, entre autres, par des emprunts aux sources populaires.

Selon Pierre Boulez, «Indéniablement Bartok se situe parmi les cinq grands de la musique contemporaine, aux côtés de Strawinsky, Webern, Schoenberg et Berg».9

Au moment où meurent Bartok et Webern en 1945, Pierre Boulez et Luciano Bério ont 20 ans. Au moment où meurt Purcell en 1695, Jean-Sébastien Bach et Georges-Frédéric Haendel ont dix ans. Au moment où naît Gabriel Fauré en 1845 Robert Schumann et Frédéric Chopin ont 35 ans. Au moment où naissent Carl Orff et Paul Hindemith en 1895, Alban Berg à 10 ans, Maurice Ravel, 20 ans, Gustav Mahler, 35 ans. C’est ainsi que se tisse, au fil de l’histoire, cette immense oeuvre d’art multimodale, multimédia dont la contemplation auditive, visuelle et textuelle nourrit nos émotions, nous imprègne des expressions les plus diverses du beau et nous révèle un peu des transformations de la création artistique.

1995 donnera très certainement le jour à des artistes à qui la postérité rendra hommage lors d’un anniversaire important en les situant dans un vaste contexte historique, comme nous avons tenté de le faire avec six compositeurs. Et ainsi l’oeuvre d’art de l’humanité demeurera en perpétuelle création.

«(…) les formes de l’art enregistrent l’histoire de l’humanité avec plus d’exactitude que les documents»,10 écrit le philosophe et musicien allemand Theodor Adorno.

Extrait 21: BARTOK, Béla Musique pour cordes, percussions et célesta – 3e mouvement (extrait)

Imre Ámos : Autoportrait au chapeau

Imre Ámos :  Autoportrait avec ange

Imre Ámos : Portrait de Margit Anna

Notes :

    1. Vignal, Marc dir. / Larousse de la musique 1 / pp. 1282-1285
    2. Fauré, Gabriel / Lettres intimes / Paris, La Colombe, 1951 / p.185
    3. ROSTAND, Claude / Dictionnaire de la musique contemporaine (article: SCHOENBERG, Arnold)
    4. ROSTAND, Claude / Dictionnaire de la musique contemporaine (article: WEBERN, Anton)
    5. ROSTAND, Claude / Anton Webern / p. 65
    6. ROSTAND, Claude / Anton Webern / p. 59
    7. ROSTAND, Claude / Dictionnaire de la musique contemporaine (article: WEBERN, Anton)
    8. BOULEZ, Pierre / Relevés d’apprenti / p. 18
    9. ROSTAND, Claude / Dictionnaire de la musique contemporaine (article: BARTOK, Béla)
    10. ADORNO, Theodor W. / Philosophie de la nouvelle musique / p. 35

 

Nicole Trudeau Ph.D. / Conférence présentée au Musée des Beaux-Arts du Canada, Ottawa 19 mars 1995

Bibliographie :

ADORNO, Theodor W. / Philosophie de la nouvelle musique / Éditions Gallimard, 1962

BOULEZ, Pierre / Relevés d’apprenti / Paris, Éditions du Seuil, 1966

FAURÉ, Gabriel / Lettres intimes / Paris, La Colombe, 1951, 299 p.

LEIBOWITZ, René / Introduction à la musique de douze sons / Paris, Édition l’Arche, 1949

LEIBOWITZ, René / Qu’est-ce que la musique de douze sons / Liège  (Belgique), Éditions Dynamo, 1948

LONG, marguerite / Au piano avec Gabriel Fauré / Paris, René Julliard, 1963

New Grove Dictionary of Music and Musiciens / Oxford University Press, 1980

ROSTAND, Claude / Anton Webern / Paris, Éditions Seghers, 1969

ROSTAND, Claude / Dictionnaire de la musique contemporaine / Librairie Larousse les dictionnaires de l’homme du XXe siècle, 1970

TRUDEAU, Nicole / À l’écoute de l’école contemporaine de Vienne / Mémoire de licence / Université de Montréal, Faculté de musique, 1973

VIGNAL, Marc dir. / Larousse de la musique 1 / Paris, Librairie Larousse, 1980

Extraits musicaux:

Liste des extraits musicaux intégrés dans la conférence

Extrait musical 1
FAURÉ, Gabriel / Requiem op. 38 (Libera me) / Ensemble vocal et instrumental de Lausanne / Direction: Michel Corboz

Extrait musical 2
PURCELL, Henry / The Indian Queen (début / Soli, Choeur Monteverdi, English Baroque Soloists / Direction: John Eliot Gardiner

Extrait musical 3
PURCELL, Henry / The Indian Queen  (choeur / Soli, Choeur Monteverdi, English Baroque Soloists / Direction: John Eliot Gardiner

Extrait musical 4
PURCELL, Henry / Didon et Énée (Ouverture instrumentale) / Choeur et orchestre de l’Académie of Ancient Music sur instruments d’époque / Direction: Christopher Hogwood

Extrait musical 5
PURCELL, Henry / Didon et Énée (Dance) / Choeur et orchestre de l’Académie of Ancient Music sur instruments d’époque / Direction: Christopher Hogwood

Extrait musical 6
PURCELL, Henry / Didon et Énée (Air de Dido) / Choeur et orchestre de l’Académie of Ancient Music sur instruments d’époque / Direction: Christopher Hogwood

Extrait musical 7
ORFF Karl / Carmina Burana (début) / Choeur et orchestre de l’opéra de Berlin, / Chef d’orchestre: Eugen Jochum

Extrait musical 8
HINDEMITH, Paul / Nusch-Nuschi suite (Dance) / Orchestral works vol. 3

Extrait musical 9 / FAURÉ, Gabriel / Requiem op. 38 (Introite) / Ensemble vocal et instrumental de Lausanne / Direction: Michel Corboz

Extrait musical 10 / FAURÉ, Gabriel / Pavane op. 50 (1re partie)

Extrait musical 11
FAURÉ, Gabriel / Mélodies  (Le papillon et la fleur) / Nathalie Stutzmann, contralto, Catherine Collard, piano / RCA Red Seal, 1993

Extrait musical 12
FAURÉ, Gabriel / Mélodies (Mandoline)  / Nathalie Stutzmann, contralto, Catherine Collard, piano / RCA Red Seal, 1993

Extrait musical 13
FAURÉ, Gabriel / Dolly  (Le pas espagnol) / Chefs-d’oeuvre de musique française pour piano à quatre mains / Duo quatre mains Crommelynck

Extrait musical 14
FAURÉ, Gabriel / prélude no 8  / Jean-Philippe Collard, piano

Extrait musical 15
WEBERN, Anton / 2e cantate op. 31 (5e partie avec orchestre, choeur et soprano)  / Intégrale de l’oeuvre de Webern  / Direction: pierre Boulez

Extrait musical 16
WEBERN, Anton / Passacaille op. 1 / Intégrale de l’oeuvre de Webern  / Direction: pierre Boulez

Extrait musical 17
WEBERN, Anton / Trois textes populaires pour voix et trois instruments op. 17 (EBSTE Jungfrau, Wir sind dein)  / Intégrale de l’oeuvre de Webern  / Direction: Pierre Boulez

Extrait musical 18
BARTOK Béla / 3e concerto pour piano – 1er mouvement (début) /Piano: Peter Serkin / Orchestre symphonique de Chicago / Direction: Seiji Ozawa

Extrait musical 19
BARTOK, Béla / Sonate pour piano et violon – 3e mouvement (début) / Gidon Kremer, violon, Martha Argerich, piano

Extrait musical 20
BARTOK, Béla / Musique pour cordes, percussions et célesta – 4e mouvement (début) / Orchestre symphonique de Montréal / Direction: Charles Dutoit / Decca #421443

Extrait musical 21
BARTOK, Béla / Musique pour cordes, percussions et célesta  – 3e mouvement (extrait) / Orchestre symphonique de Montréal / Direction: Charles Dutoit / Decca #421443

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Informations complémentaires :

Dans cette conférence qui n’a pas été publiée, des projections visuelles et des extraits musicaux illustrent le propos.

Lors de la conférence au Musée des Beaux-Arts du Canada en 1995, un plus grand nombre de peintures ont pu être présentées grâce aux ressources du Musée. Dans la présente version de cette même conférence, j’ai majoritairement eu recours aux ressources du web dont wikipedia.

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