Vers la normalisation du graphisme tactile

Depuis 1990, un projet de recherche sur le graphisme tactile se développe à l’Université du Québec à Montréal. Après avoir rappelé le contexte général de normalisation, une première expérimentation est décrite, puis certains paramètres qui baliseront les prochaines expérimentations sont identifiés.

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Vers la normalisation du graphisme tactile¹

Depuis le début de 1990, un projet de recherche sur le graphisme tactile se développe à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Avant de présenter et de décrire ce projet spécifique en nous attardant sur une première expérimentation réalisée auprès d’apprenants handicapés visuels, nous ferons un rapide historique du projet global de normalisation du braille au sein duquel le graphisme tactile se situe. Nous conclurons en précisant un certain nombre de paramètres qui feront l’objet d’expérimentations futures.

HISTORIQUE 

Au début des années 1980, le ministère de l’Éducation du Québec commence à financer la production de matériel en braille. La production accrue de documents didactiques en braille rend alors impérieuse la standardisation. Cette standardisation implique d’une part le format, et d’autre part des symboles spécifiques non disponibles dans le système braille initial.

En 1985, le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Science (MESS) s’implique dans le processus de normalisation et commence à subventionner des projets de recherche qui ont conduit, en 1989, à la publication du premier tome du Code de transcription de l’imprimé en braille. Cet ouvrage a été officiellement lancé au Québec en mai 1990 et en France en octobre 1991.

D’une part, le Code de transcription de l’imprimé en braille fait siennes des «façons de faire» adoptées par le  «Code of braille textbook formats and techniques». 

D’autre part, il innove: placé dans le contexte spécifique de la langue française, il prend en compte, tant les abréviations spécifiques à cette langue, que les symboles et les règles typographiques qui régissent le traitement des textes en langue française.

Avec le premier tome, le Code de transcription de l’imprimé en braille n’a pas couvert l’ensemble des éléments à normaliser lors de la transcription en braille. Nous poursuivons donc le travail dans le cadre de la phase II du processus  de normalisation des documents de langue française. Au nombre des éléments à normaliser au cours de cette phase, il y a, entre autres, les notes et références, la couleur et le graphisme tactile. C’est le graphisme tactile qui mobilise présentement toutes nos énergies.

De façon de plus en plus pressante, les individus et les organismes réclament que les planches tactiles (lorsqu’elles sont réalisées) soient incluses à l’intérieur du volume en braille. Avec la technique utilisée (feuille d’aluminium et thermoformage(2), les planches tactiles se retrouvent soit à la fin du volume en braille (si elles ne sont pas trop nombreuses), soit dans des volumes supplémentaires. Les usagers de tels instruments en mesurent l’utilité certes, mais aussi la lourdeur et la lenteur de manipulation. De plus, l’absence de normes(3) pour des aspects aussi élémentaires que les liens et renvois du texte en braille aux planches tactiles et inversement n’allège pas le processus de consultation et de travail. L’absence, non moins importante, de normes pour encadrer  l’élaboration et la production des planches tactiles engendre une autonomie restreinte des personnes handicapées visuelles quant à l’utilisation et à l’interprétation correcte du message communiqué. De plus, les producteurs de planches tactiles trouvent extrêmement encombrant l’entreposage du matériel de base (les matrices).

PROJET DE RECHERCHE SUR LE GRAPHISME TACTILE 

 Objectifs

Dans le contexte général de la normalisation d’une part, et à l’écoute des besoins du milieu d’autre part, le projet de recherche sur le graphisme tactile s’est donné pour but:

      • d’établir des normes pour la production du matériel graphique en mode de décodage tactile;
      • de constituer une banque informatisée d’éléments graphiques répondant aux normes définies.

Démarche 

Le projet de normalisation du graphisme tactile comprend les étapes suivantes:

      • examen et évaluation de l’équipement disponible pour la production du graphisme tactile;
      • recensement des études sur le sujet;
      • inventaire des types de graphiques présents dans les manuels scolaires pour les niveaux élémentaire et secondaire(4);
      • préparation d’expérimentations;
      • élaboration de normes.

Évaluation de l’équipement disponible  

L’imprimante braille 

Les volumes en braille étant produits par des imprimantes braille, la voie la plus directe vers une production graphique tactile intégrée au texte semblait celle de l’utilisation de l’imprimante braille. Ce fut donc le premier équipement étudié et testé pour son potentiel graphique conjugué au traitement informatisé de l’image.

Les résultats de cette étude se sont avérés majoritairement négatifs. La simple tentative de reproduire des droites en imputant à chacune un angle différent a suffi à démontrer l’impossibilité, pour une imprimante braille, de reproduire avec précision des formes géométriques de base autres que le carré et le rectangle.

L’imprimante à jet d’encre 

Le second équipement évalué fut l’imprimante Pixelmaster(5) qui est d’abord une imprimante couleur. Cependant, les diverses superpositions de couches d’encre produisent des reliefs tactilement intéressants et mesurables. Le relief minimum est de 0,045 mm, alors que le relief maximum est de 0,225 mm.

Cette imprimante, dans sa version  actuelle permet :

      • un tracé très précis;
      • une gradation de 3 échelons du relief;
      • une gamme étendue de textures de surfaces;
      • une grande flexibilité au niveau des différentes largeurs de lignes;
      • l’insertion d’annotations alphabétiques et numériques et même de lignes de texte en points braille.

Cependant la Pixelmaster génère une modification de la texture de la ligne selon l’orientation de cette dernière, principalement lorsque le relief maximum est utilisé.

Pour nous conforter dans les observations faites et afin de vérifier si nous étions sur une voie acceptable par les utilisateurs, nous avons planifié et réalisé, en juin 1991, une expérimentation auprès d’un groupe d’apprenants. 

 EXPÉRIMENTATION 

 Objet

L’expérimentation vise à vérifier l’habileté des sujets à différencier tactilement les divers reliefs des lignes.

Hypothèses de base 

L’expérimentation doit permettre de vérifier les hypothèses suivantes:

      • le relief minimum produit par l’imprimante Pixelmaster (0,045 mm) est tactilement reconnaissable;
      • plus le relief est accentué, plus la reconnaissance tactile est rapide;
      • l’orientation des lignes n’interfère pas avec la perception du relief;
      • il est possible de distinguer les 3 niveaux de relief de lignes réalisables avec   l’imprimante Pixelmaster;
      • la qualité du papier influence la perception tactile du relief des lignes: sur papier satiné la perception tactile est plus facile et, par conséquent, plus rapide.

Sujets – critères de sélection 

Les critères suivants ont présidé à la sélection des sujets:

      • être actuellement aux études soit en 2e cycle du niveau primaire, soit en 1er et ou en 2e cycle du niveau secondaire, soit au niveau collégial;
      • n’avoir aucun autre handicap que la cécité;
      • utiliser le braille comme mode régulier de travail (lecture et écriture) depuis au  moins 2 ans.

25 sujets participent à l’expérimentation (16 filles et 9 garçons). Ils fréquentent 11  institutions scolaires réparties dans 4 régions différentes du Québec.

Matériel

Les figures

42 figures constituent le coeur de l’expérimentation. Chaque figure est tracée sur une feuille différente et est composée d’un groupe de 3 lignes en relief.

Le questionnaire 

Parallèlement aux 42 figures tactiles élaborées avec l’imprimante Pixelmaster, 42 blocs de questions sont associés aux figures et successivement lues au sujet. Chaque bloc de questions impliquant une même figure s’articule en 3 éléments: une question principale, une sous-question 1 et une sous-question 2. Au début de la formulation de chaque question principale, la figure est décrite.

Voici un exemple d’une question principale:

Question: Voici 3 lignes horizontales (qui s’étirent de gauche à droite). Ces  lignes ont-elles le même relief, c’est-à-dire, s’élèvent-elles toutes de la même manière sur la feuille?

a) oui   b) non

Si le sujet répond par l’affirmative, l’expérimentateur passe au bloc suivant de questions et, parallèlement, à une  nouvelle figure. Par contre, si le sujet répond par la négative, l’expérimentateur poursuit avec la même figure et lit la  première sous-question :

Sous-Question 1: Dis-moi quelle ligne a le moins de relief ?

La ligne du bas ? La ligne du milieu ? La ligne du haut ?

Puis, il passe à la deuxième sous-question:

Sous-Question 2: Quelle ligne a le plus de relief ?

La ligne du bas ? La ligne du milieu ? La ligne du haut ?

Aperçu des résultats

Les données 

La somme des données accumulées par les  réponses aux 42 blocs de questions de 3 niveaux par 25 sujets permet un examen sous de nombreux angles. Nous nous limiterons ici à faire ressortir les aspects qui correspondent directement aux 5 hypothèses de base de l’expérimentation.

Il est toutefois intéressant de préciser, de façon générale, que le taux moyen d’erreurs par sujet est peu élevé et que  les erreurs sont  concentrées chez quelques sujets.

Les taux moyens de réussite pour chaque catégorie de questions sont les suivants:

questions principales
95,1 %
sous-questions 1
95,5 %
sous-questions 2
96,0 %

 

La première hypothèse 

Incontestablement, le relief minimum produit par l’imprimante Pixelmaster est tactilement reconnaissable. Le faible taux d’erreurs contribue déjà à cette démonstration. Le nombre moyen d’erreurs par question principale se chiffre à 6,7%. De plus, si on associe au paramètre relief le paramètre temps de réponse, on renforce la confirmation de cette hypothèse. En effet, parmi les compositions linéaires étudiées du point de vue du relief, celle qui se reconnaît le plus rapidement est la composition linéaire de relief minimum.  

La deuxième hypothèse 

La démonstration précédente infirme la 2e hypothèse qui prédisait que plus le relief est accentué, plus la reconnaissance tactile est rapide. L’expérimentation fait la preuve que les sujets mettent près de 2 secondes de plus pour identifier les compositions graphiques de relief maximum que pour identifier les compositions graphiques de même  nature, mais de relief minimum.

La troisième hypothèse 

La 3e hypothèse stipulait que l’orientation des lignes n’interfère pas avec la perception du relief. Cette hypothèse mettant en interaction deux paramètres  (l’orientation des lignes et le relief) ne peut être vérifiée à cause du nombre limité des figures à relief unique. Cependant, les résultats de l’analyse des données, eu égard à l’orientation des lignes, peuvent être mis en parallèle avec ce que nous pressentions être une faiblesse de l’imprimante Pixelmaster. Il s’agit de son incapacité à conserver la même texture de ligne quelle que soit l’orientation. Or, les résultats nous indiquent que les lignes qui semblent les plus faciles à reconnaître sont les lignes verticales auxquelles l’imprimante Pixelmaster donne une texture plus rugueuse. Les sujets commettent deux fois plus d’erreurs avec les lignes obliques qu’avec les lignes verticales. Précisons que l’orientation des lignes n’affecte pas les temps de réponses.

La quatrième hypothèse 

Le taux de réussite des sujets pour l’ensemble de l’expérimentation confirme a priori la 4e hypothèse. Les résultats de l’expérimentation prouvent qu’il est de toute évidence possible de distinguer les 3 niveaux de relief de lignes réalisables avec l’imprimante Pixelmaster. Cela est vérifiable non seulement avec le taux de bonnes réponses aux compositions linéaires à relief unique, mais aussi avec le taux de bonnes réponses aux compositions linéaires à reliefs multiples. Le pourcentage maximum d’erreurs enregistrées est de 10,7%.

La cinquième hypothèse 

L’expérimentation ne confirme pas l’hypothèse qui veut que la qualité du papier influence la perception tactile du relief des lignes. Les taux de bonnes réponses pour les compositions linéaires présentées sur papier mat, d’une part, et sur papier satiné, d’autre part, n’affichent pas de différences significatives même si l’on observe une légère supériorité pour l’utilisation du papier satiné. En conjuguant les deux facteurs temps de réponses/type de papier on obtient des résultats qui ne permettent pas de conclure à l’influence déterminante du papier utilisé.

PROSPECTIVES 

Les paramètres délibérément restreints utilisés dans le cadre de cette première  expérimentation: le relief, le papier, les droites et leurs angles, sont des prémices à l’élaboration de planches graphiques tactiles proprement dites. Aux observations de la présente expérimentation, il nous faudra ajouter des paramètres tels que: les largeurs de lignes, les espacements entre les lignes, les configurations variées de lignes brisées et de lignes pointillées, le tracé des formes et leurs tailles, les textures de surfaces, etc… Seule l’évaluation de tels paramètres pris isolément, puis conjugués, permettra d’élaborer des normes cohérentes pour la production de matériel graphique de qualité.

Nicole TRUDEAU Ph.D. et Colette DUBUISSON Ph.D.

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Notes :

(1) Nous tenons à remercier Estelle Bérubé et Daniel Daigle, qui ont procédé à l’expérimentation ainsi que Lucie Huberdeau, qui s’est chargée du traitement statistique.

(2) Pour plus de détails sur ces procédés, voir Vermy (1969), Foulke (1990), James (1975), entre autres.  

 (3) Pour plus de détails sur le besoin de normes,  voir James (1972), Jansson (1984), (1987) et (1988), entre autres.

 (4) Nous avons délibérément exclu, à ce stade, l’examen des ouvrages utilisés à des niveaux supérieurs.

 (5) Voir: Miastkowksi, 1990

 

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Références : 

Code of Braille Textbook Formats and  Techniques / published by American  Printing House for the Blind, Louisville, Kentucky, 1985.

FOULKE (E.) / Methods for the Production of Tangible Graphic Displays / (Unpublished Paper presented at Kyoto in July 1990).

Gouvernement du Québec / Code de transcription de l’imprimé en braille, tome I,  1989, 374 p.

JAMES (G.) / «A Kit for Making Raised Maps» / in The New Beacon, vol. LIX, n° 696, 1975, pp. 85-90.

JAMES (G.) / «Problems in the  Standardization of Design and  Symbolization in Tactile Route Maps for the Blind» / in The New Beacon, vol. LXVI, n° 660, 1972, pp. 87-91.

JANSSON (G.) / «Which Are the Problems with Pictures for the Blind and  what can be Done to Solve Them ?», in The Framework of the Concerted Action on  Technology and Blindness / (Paper read at a workshop on Man-Machine Interfaces, Graphics and Practical Applications, Maastricht, The Netherlands, November 14-16, 1988).

JANSSON (G.) / «An International Pool of Useful Symbols for Tactual Pictures» / in  Special Education, May 11-15, 1987, Wenner-Gren Center, Stockholm / (A proposai presented at the Unesco – Wenner-Gren Center, Regional seminar on Nem,  Technologies for Handicapped).

JANSSON (G.) / «Research Needs and Production Concerns, Research Needed te  Obtain more Useful Tactual Maps» / in Aids and Appliances Review, n° 14, 1984, p.  3 – 6.

MIASTKOWKSI (Stan) / Printer Generates Tactile Graphics for the Blind / in: Byte  March 1990, pp. 24 et 28.

VERMY (G. J.) / «Observations or Raised-line Drawings» / in Education of the  Visually Handicapped, 1, 1969, pp. 47-52.

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Article publié dans:

 RÉADAPTATION, no 396, janvier 1993, pp. 30-32 / Nicole Trudeau Ph.D.Vers la normalisation du graphisme tactile. 

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Sur des sujets apparentés: 

Tacile Graphics in Braille Texts

Tactile Graphics in Braille Texts (en Français)

La normalisation du graphisme tactile

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