L’avenir du braille abrégé au Québec

Le regroupement des aveugles et amblyopes du Québec (RAAQ) consulte ses membres sur un projet de modification de l’abrégé braille initié par le comité québécois de concertation sur le braille (CQCB). Je présente ici le document d’opinion rédigé par Alexandre Bellemare parce que j’apprécie sa pertinence et son argumentation et parce que je juge le propos des plus importants pour les lecteurs du braille.

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L’avenir du braille abrégé au Québec 

Réflexion et opinion sur l’avenir du braille abrégé au Québec par Alexandre Bellemare le 23 aôut 2024

 

Introduction

Je tiens tout d’abord à remercier le RAAQ d’avoir organiser la rencontre du 11 juin dernier afin de consulter les principaux intéressés, les lecteurs de braille, sur une potentielle réforme du braille abrégé au Québec. Je tiens également à remercier Mme Janie Lachapelle pour la présentation effectuée lors de cette rencontre.

J’ai appris le braille lorsque j’étais à l’école primaire, il y a de ça plus de 30 ans. Lors de mon apprentissage du braille, l’abrégé 1955 et 1996 fut un incontournable. J’ai complété l’apprentissage du braille intégral et abrégé en environ 5 ans, ce qui correspond à la courbe d’apprentissage normale pour l’époque. Depuis, j’utilise le braille régulièrement et le braille abrégé lors de la lecture et la production de longs documents tant en format braille papier que braille électronique. Lors de l’utilisation du braille éphémère, j’utilise occasionnellement le braille abrégé, toutefois, sachant que je travaille souvent avec du matériel qui s’y prête moins comme du code, des tableurs, etc,, je travaille généralement en braille intégral.

L’enseignement du braille au Québec

Avant de discuter des recommandations mises sur la table lors de cette rencontre, je crois qu’il est primordial de revenir sur un aspect important, c’est-à-dire l’enseignement du braille au Québec.

Depuis plusieurs années, j’observe que plusieurs nouveaux braillistes souhaitent apprendre le braille abrégé français, toutefois, ils sont dans l’impossibilité d’obtenir la formation appropriée. En effet, plusieurs jeunes braillistes ont été découragés de poursuivre leur apprentissage tant par le milieu éducatif que par le milieu de la réadaptation. Il en va soit d’un manque de ressources ou encore par un manque de volonté des enseignants. Certains braillistes en sont même venus à me demander des ressources afin de pouvoir apprendre par eux-mêmes le braille abrégé 1955, sachant qu’après en avoir effectué la demande, ils ont été dans l’impossibilité de recevoir quelque document que ce soit.

Plus le temps avance, il semble que le braille abrégé francophone et son enseignement devient de plus en plus complexe. Lorsque j’ai appris le braille, il n’était pas question de passer à côté de l’apprentissage du braille abrégé. Les questions liées à la complexité du braille abrégé, l’incapacité d’apprendre le code, l’inutilité de cet apprentissage, le manque de ressources ou de documents n’ont, en aucun moment, été des points soulevés par un enseignant ou mes parents qui, d’ailleurs, se sont énormément impliqués dans mon apprentissage du braille. Comme tout jeune élève, oui, il peut arriver qu’à certaines périodes de l’année la motivation soit moins présente, mais le braille, dans notre cas, c’est comme tout autre matière à l’école. Allons-nous, au Québec, dire à un jeune élève qui n’est pas motivé à apprendre le français ou les mathématiques, ce n’est pas grave, ce n’est pas vraiment obligatoire, en autant que tu connais les 26 lettres de l’alphabet et les 10 chiffres, tu vas pouvoir te débrouiller dans la vie? J’espère bien que non! Toutefois, c’est exactement ce que nous sommes en train de faire avec l’enseignement du braille. La clé est de poursuivre l’enseignement du braille sous toutes ses formes, tout en rendant l’apprentissage motivant et intéressant. Si on donne un livre écrit en braille abrégé à un élève et que ce dernier n’arrive pas à le lire, la motivation sera de pouvoir déchiffrer le texte et donc de pouvoir accéder à l’information recherchée.

Refuser l’enseignement du braille dans toutes ses formes que ce soit est absolument déplorable, surtout si un brailliste est motivé à apprendre. Des ressources devraient être mises à la disposition de tous, ce qui est loin d’être le cas en ce moment, pour l’enseignement du braille abrégé.

Permettez-moi d’ouvrir une petite parenthèse afin de comparer l’enseignement du braille ailleurs dans le monde. J’ai, depuis les dernières années, la chance de travailler avec le milieu de l’éducation aux États-Unis et de côtoyer les enseignants spécialisés «teacher for the visually impaired (TVI)» et les élèves sur une base régulière afin d’offrir du soutien technique sur des outils technologiques permettant l’apprentissage du braille. La question qui revient sans cesse et même plusieurs fois par jour est comment activer le braille abrégé en anglais ou encore les tables d’apprentissage pour l’enseignement du braille abrégé. Je travaille avec cette clientèle depuis maintenant bientôt quatre ans ainsi qu’avec la clientèle adulte et aînée aux États-Unis et je peux compter sur le bout de mes doigts le nombre d’utilisateurs n’étant pas familiers avec le braille abrégé anglais. Tout l’inverse du Québec. C’est pour dire à quel point le braille abrégé a encore toute sa place ailleurs dans le monde et à quel point ce dernier est toujours enseigner. L’enseignement du braille abrégé anglais fait toujours partie du cursus d’apprentissage normal des jeunes élèves non-voyants aux États-Unis.

Le braille intégral pour les formats dédiés

L’une des recommandation mise de l’avant par le CEBA est que les organismes publics produisent les documents dans un format dédié en braille intégral seulement.

Le braille abrégé permet une lecture plus rapide des documents tout en permettant une meilleure compréhension du texte et une vue d’ensemble du document. L’utilisateur final devrait avoir le choix du format des documents produits en braille qu’il recevra, surtout dans le cas d’un livre, d’un ouvrage de référence, d’un magazine, Etc. Dans le cas d’un document téléchargeable, même si ce dernier est produit dans un format braille électronique (format BRF), si le fichier est uniquement disponible en braille intégral, il ne sera pas possible pour un utilisateur le souhaitant de facilement convertir le document en braille abrégé sans utiliser un logiciel de transcription braille. Si le document en format braille électronique BRF est uniquement disponible en braille intégral, la vitesse de lecture de l’utilisateur en sera ralentie et encore davantage avec un afficheur braille, sachant que le défilement est déjà un obstacle à une bonne vitesse de lecture. Un document en braille intégral uniquement nécessitera de faire défiler le texte encore plus fréquemment. Une perte de rapidité en lecture braille est souvent ce qui fait en sorte d’utiliser davantage la synthèse vocale ce qui aura des impacts importants sur l’alphabétisation des personnes aveugles, sur la compréhension de texte, sur la capacité d’écrire sans erreur typographique, orthographique et grammaticale et de ne pas écrire au son.

Bien qu’il soit possible de produire davantage de documents en format E-text permettant ainsi à l’utilisateur de choisir le niveau de braille désiré comparativement au format BRF, de tels documents n’offrent pas la même expérience qu’un document braille. Le formatage de tels documents est différent, il est plus difficile d’obtenir une vue d’ensemble globale du document (paragraphes, tableaux, listes, etc.) et ces documents ne sont pas conçus pour être embossés. De plus, la lecture de ce type de document avec certains preneurs de notes braille ou afficheurs braille intégrant un traitement de texte de base ou un lecteur de livres numériques est souvent plus complexe que de consulter un simple document en format BRF.

Nous verrons, dans les prochaines années, un virage technologique concernant les afficheurs braille. En effet, les afficheurs braille multilignes feront progressivement leur apparition sur le marché. Ces dispositifs permettront d’afficher à la fois du texte et des graphiques. Toutefois, le défilement demeurera un enjeu important à prendre en considération sachant que l’actualisation de l’ensemble des cellules prend souvent davantage de temps qu’un afficheur braille standard puisque l’ensemble des cellules ne sera pas actualisé au même moment. La possibilité de disposer de documents en format abrégé sera bénéfique afin d’optimiser l’espace, de minimiser la fréquence de défilement et aussi de permettre de combiner du texte et des graphiques sur un même écran ce qui aidera à la compréhension des documents.

Afin d’offrir la possibilité au lecteur de choisir entre le braille intégral et abrégé, la production d’un document en braille papier ou électronique pourrait être effectuée simultanément dans les deux niveaux de braille. L’AVH Paris offre déjà une grande majorité de ses ouvrages en braille électronique (BRF) dans les deux formats, libre à l’utilisateur de télécharger le format qu’il préfère et même d’embosser le document s’il le souhaite. Ainsi, des logiciels permettent déjà de traiter au même moment, lors de la production, la version en braille intégral et en braille abrégé.

Table informatique québécoise d’affichage en braille abrégé

La seconde recommandation du CEBA est de développer une table braille québécoise d’abréviations utilisée exclusivement en informatique lors de la lecture sur un afficheur braille.

Au Québec, pour les documents scientifiques et mathématiques, la norme est d’utiliser le code braille scientifique québécois (CBSQ). Ce code braille est unique au Québec et aucunement utilisé ailleurs. Ce code braille n’a aucunement été implanté dans les lecteurs d’écran et afficheurs braille en date d’aujourd’hui.  De plus, les documents scientifiques internationaux sont produits en utilisant soit le code braille Nemeth ou encore le code braille anglais unifié pour les mathématiques «UEB mathematics». Un étudiant québécois, en plus de devoir apprendre le CBSQ qui est la norme au Québec, devra impérativement se familiariser avec un code braille scientifique international s’il souhaite compléter des études universitaires ou travailler avec du contenu scientifique à plus grande échelle.

Implémenter une table de braille abrégé propre au Québec reviendrait à commettre la même erreur qu’avec le CBSQ, c’est-à-dire de limiter l’accès aux documents internationaux produits par le reste de la francophonie. Les échanges entre utilisateurs de braille au travers de la francophonie s’en trouveraient donc restreints et très limités. Est-ce que le but recherché est d’encarcané les braillistes québécois à utiliser uniquement un code braille propre au Québec et de limiter toute forme d’échanges internationaux?

Quant aux développeurs des lecteurs d’écran et aux manufacturiers d’afficheurs braille, ceux-ci pourraient nécessiter plusieurs années avant de supporter nativement une telle table braille et ce, sans qu’il n’y ait à l’heure actuelle aucune certitude de son implémentation par aucun des manufacturiers du marché. Ajouter une table braille destinée à un très petit bassin d’utilisateurs peut nécessiter d’importantes ressources en matière de développement et de soutien technique. Une bonne connaissance du nouveau braille abrégé québécois de la part des manufacturiers et développeurs sera alors nécessaire pour assister les utilisateurs de cette potentielle table d’abréviations ainsi que pour régler les éventuels problèmes techniques. Sachant l’ampleur des ressources nécessaires pour arriver à offrir un tel produit versus le nombre de braillistes réellement impactés, plusieurs manufacturiers et développeurs pourraient décider de ne pas implémenter une telle table d’abréviations.

Finalement, je m’interroge encore une fois sur les ressources qui seront mises à disposition des utilisateurs pour l’apprentissage d’une telle table d’abréviations propre au Québec. Sachant que plusieurs enseignants et intervenants sont déjà raidissant à l’heure actuelle à enseigner le braille dans sa forme la plus simple et souvent refuse ou décourage l’apprentissage du braille abrégé, quelle est la garantie qu’un utilisateur désireux d’apprendre le braille abrégé québécois aura les ressources nécessaires à sa disposition? Quand bien même que le braille abrégé serait simplifié, si un enseignement proactif de l’abrégé n’est pas mis de l’avant, l’abrégé québécois révisé sera malheureusement voué à un échec lamentable.

Conclusion

En tant qu’utilisateur de braille abrégé depuis des années, je trouve contreproductif de développer une nouvelle table braille d’abréviations propre au Québec. Considérant que la France poursuit la production de documents en braille abrégé 1955, considérant que le Québec tend de plus en plus à s’isoler du reste de la francophonie, considérant que le braille abrégé apporte des plus-values considérables aux utilisateurs s’il est enseigné comme il se doit, je continue à croire au code braille abrégé français 1955 qui a été développé par et pour les braillistes il y a de ça plusieurs années et qui a fait ses preuves. Le Québec s’est rallié à l’uniformisation du braille français il y a quelques années déjà. Abandonné le braille abrégé 1955 qui est toujours d’actualité ailleurs dans la francophonie ou encore développer une table d’abréviation unique au Québec consisterait à s’isoler du reste de la francophonie, de limiter notre accès à plusieurs ouvrages produits ailleurs et de tranquillement désuniformiser le braille français ce qui serait très lourd de conséquences.

Si, du jour au lendemain, un organisme décidait de changer la façon de représenter les mots en imprimé conventionnel, plusieurs lecteurs seraient franchement déroutés et ne serait plus où donner de la tête. Des mélanges surviendraient probablement entre les anciennes et les nouvelles normes d’écriture et d’imprimerie et plus personne n’arriverait à accéder à l’information convenablement. Créer un nouveau code braille abrégé serait comparable à cette situation. En tant que lecteur de braille depuis plusieurs années, je me doute que je n’aurai pas le choix, dans le cadre de mon travail, que je le souhaite ou non, d’apprendre le nouveau code braille abrégé propre au Québec si celui-ci vient à voir le jour. Toutefois, je tiens à pouvoir continuer à avoir accès à des documents en braille abrégé 1955 tant en braille électronique qu’en braille papier si j’en fait la demande.

J’attendrai avec impatience la décision du conseil d’administration du RAAQ sur l’avenir du braille abrégé au Québec. De plus, je tiens à être informé de l’avancement du dossier ainsi que des actions qui seront mises de l’avant par le CEBA afin de s’assurer de la pérennité du braille au Québec et de son enseignement. Je demeure également disponible pour participer à d’éventuelles discussions ou échanges sur l’avenir du braille abrégé.

Une réponse sur “L’avenir du braille abrégé au Québec”

  1. Il s’agit d’une analyse fort intéressante et qui met le focus sur l’essentiel, la difficulté d’obtenir une formation appropriée au moment où celle-ci serait nécessaire dans le développement de l’individu: L’école pour les jeunes et au moment de la requête pour les individus en réadaptation.

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