Nicole Trudeau Femme et aveugle: un double combat

À mi-chemin de sa vie (…) elle vient d’obtenir un doctorat en éducation musicale: malgré ou grâce à son handicap. Nicole Trudeau est non-voyante. (…) Chez elle, la vision intérieure n’a de commune mesure que la rage de vivre et de gagner dans un monde de voyants. Entrevue signée Denyse Monté.

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Nicole Trudeau Femme et aveugle: un double combat

Photo de Nicole Trudeau au pianoUn jour de 1948, une petite fille pas comme les autres, fait son entrée à l’Institut Nazareth de Montréal. Au moment d’endosser l’uniforme de pensionnaire, elle prononce ses vœux perpétuels: «Non! à la pitié. Non! Au rôle de victime et à une vie limitée.»

À mi-chemin de sa vie, 40 ans, elle vient d’obtenir un doctorat en éducation musicale, malgré, ou grâce, à son handicap: Nicole Trudeau est non-voyante. S’il n’y a pas, dans la hiérarchie de la souffrance, un handicap supérieur à un autre, tout le monde aura pourtant connu, au contact d’une personne aveugle, cette bouleversante émotion faite de saisissement et de déférence. Nous essayons, par projection, d’imaginer ce que serait notre vie sans la vue. Et nous ne l’imaginons pas! Mais chez Nicole Trudeau, qui n’a jamais pu dire qu’elle tenait à quelque chose «comme à la prunelle de ses yeux», la vision intérieure n’a de commune mesure que la rage de vivre et de gagner dans un monde de voyants.

NT: «J’ai reçu un caractère agressif, combatif. Je n’ai pas le sens de l’échec. Quand j’ai réalisé, enfant, que je ne voyais pas, je me suis dit que je ne gâcherais pas ma vie pour ça. Face à ma solitude aujourd’hui, j’ai la même attitude.»

DM: Vous menez un double combat ?

NT: «Ça m’a toujours été difficile de démêler les injustices dues à mon handicap de celles qui me viennent de ma condition de femme. Le fait que je ne mène pas une vie de couple, par exemple, c’est pénalisant. De toute façon, je pense que l’épanouissement des femmes et leur implication sociale, leurs luttes pour obtenir des législations et des conditions de vie meilleures, c’est un combat qu’il faut toujours soutenir, sans cesser de réfléchir sur nos attitudes et en faisant des changements dans nos vies quotidiennes. On entretient l’arrogance des hommes à toujours attendre leur accord, à chercher à se faire valoriser par eux. Je ne vois pas pourquoi ils auraient un droit de regard et de jugement sur nous. Quand on se met émotivement et intellectuellement sous leur tutelle, les hommes ont beau jeu pour manipuler nos sentiments».

«Par contre, il y a un type de discours — uniformisant — qui me blesse beaucoup pour mes semblables, le discours selon lequel le travail à l’extérieur est un moyen de libération. C’est grave de culpabiliser celles qui auraient «choisi» de rester  à la maison. De même, on valorise les femmes qui ont un titre. C’est à mon sens reprendre un modèle d’homme que de chercher à être visible, en autorité. Je comprends et j’admets la nécessité pour le plus de femmes possible d’acquérir du pouvoir, mais c’est important aussi, dans notre société, des femmes qui se réalisent par l’intérieur. Ma mère n’a pas d’auréole et je l’admire. Pour moi, elle est un modèle.»

DM: Vous vous êtes réalisée à tous les plans, vous?

NT: «Non. Je ne pense pas avoir fait le maximum.»

DM: Pourtant… 

NT: «J’ai eu des parents très positifs et très présents. Ils ne m’ont jamais dit: …«Fais attention… tu ne devrais pas… c’est dangereux…» Mais plutôt: «Tu veux aller là?  Vas-y!». Lorsque j’ai décidé, à 22 ans, de poursuivre des études de perfectionnement en piano, en France, mes parents n’ont pas voulu intervenir. Ils étaient sûrement morts de peur, mais ils ne me l’ont pas fait savoir. Je suis partie seule. J’y suis restée trois ans.

«Si ce n’est pas facile de «voir» dans un environnement familier, ce l’est encore moins à l’étranger. Je ne voulais absolument pas être dans un milieu de non-voyants à Paris. J’en avais souffert à «Nazareth». On finit par se sentir terriblement marginale. Alors, les défis étaient majeurs. Par exemple, si le professeur demandait une œuvre pour la  semaine suivante, moi j’étais obligée de la mémoriser, avec mes partitions en braille. Les autres n’avaient qu’à lire leur partition. C’était 10 fois plus de travail pour moi.

«Il y avait aussi le métro… D’un compliqué! Puis la question des transactions, les problèmes que ça peut poser de ne pas reconnaître les billets. Ce fut un apprentissage assez angoissant. Mais je me suis organisée. J’ai trouvé des moyens pour tout.

«Et ensuite, j’ai eu besoin de me réaliser à un niveau autre qu’académique. Je suis donc repartie. En arrivant ici, on m’a proposé un poste au Conservatoire de Chicoutimi. J’ai démissionné six ans après et je me suis trouvée en chômage.

«J’ai postulé des emplois à droite et à gauche. Ça n’a rien donné. Les employeurs me recevaient, mais après, plus de nouvelles. J’ai tendance à croire que mon handicap les insécurisait. Finalement, je me suis adressée aux Commissions scolaires. Je ne voulais pas faire ça, mais… J’ai obtenu un poste d’enseignante au secondaire. Puis, j’ai découvert que mon ambition était d’enseigner au niveau supérieur. Alors je me suis décidée à entreprendre mon doctorat. C’était en 1975.»

DM: Vous enseignez toujours aux élèves du secondaire?

NT: «Oui. J’avais obtenu un congé sans solde au début et, vers la fin de ma thèse, j’ai repris l’enseignement. Même si ça ne répond pas à mes attentes, je me dis que les élèves valent toujours la peine que tu leur offres le mieux, avec beaucoup de respect envers eux.»

DM: Jouez-vous du piano? 

NT: «Presque plus. C’est une antithèse, après l’avoir tellement étudié. Mais je l’enseigne, en leçons privées.»

DM: Comment faites-vous pour enseigner: vous devez corriger des devoirs… et vos recherches de doctorat: les documents ne sont  sûrement pas transcrits en braille? 

NT: «C’est là le problème majeur. J’ai toujours besoin des yeux des autres.  Je demande, et par bonheur, je trouve des gens pour m’aider. Mais de toujours être obligée de demander l’assistance des autres, c’est pour moi la chose la plus difficile, la plus éprouvante.»

DM: Ce besoin entre-t-il en conflit avec votre philosophie de l’autonomie?  

NT: «Il faudrait à la base définir ce qu’est l’autonomie. L’autonomie intellectuelle et affective, je crois l’avoir. L’autonomie matérielle, je l’ai… Bon! J’entretiens mon appartement, je suis capable de me déplacer seule. Oui, je pense être autonome. Mais sur l’aspect de la communication visuelle, je dépends des autres. J’essaie d’y voir le côté positif. Ça me met en contact avec des gens souvent exceptionnels. Qui deviennent des amis.»

DM: Mais l’amour?                   

NT: «On dit que l’amour est à la base de tout. Moi, j’ai besoin de me prouver que si je veux quelque chose, j’ai les ressources en moi pour y accéder. C’est un idéal, bien sûr, de tout partager avec un seul être. Ça me manque, une relation affective; j’y pense souvent et je me dis qu’un jour peut-être… Ça a l’air de poser un problème aux hommes. Par contre, il est assez courant que des hommes non voyants trouvent une compagne de vie…! Pour la  maternité, j’ai fait un choix. Il n’était pas question d’avoir un enfant. Je n’aurais pas pu supporter la crainte de lui transmettre mon handicap et, le cas échéant, ma culpabilité aurait été invivable.»

DM: Cette maîtrise de votre vie vous  vient-elle d’une vie spirituelle  particulièrement intense?  

NT: «Pas vraiment. Je me rappelle d’un moment-charnière… J’étais très imprégnée de convictions religieuses. Puis j’ai réalisé que c’était de moins en moins lié à ma vie quotidienne. J’ai abandonné la pratique religieuse ayant dans l’esprit de reprendre lorsque je vivrais en harmonie avec ces gestes. Je crois qu’il faut exploiter les ressources de l’être humain d’abord. On ne peut placarder un dieu sur un homme qui ne se respecte pas.»

DM: Vivez-vous les mêmes peurs que les femmes qui n’ont pas votre handicap?  

NT:  «La plupart des femmes éprouvent la terreur de l’agression. Moi, je ne peux pas dire que j’ai peur; je n’irais pas dans des coins déserts quand même. Mon principe est que je suis davantage en sécurité dans les lieux publics parce qu’il y a beaucoup de monde. Je peux crier. J’ai plus peur en taxi qu’en métro par exemple, parce qu’en métro, je connais les trajets, j’ai mes plans dans ma tête. Ma peur se situerait à un autre niveau. Il y a quelque temps, on a fait le lancement de l’Encyclopédie de la Musique au  Canada à laquelle j’ai travaillé. Je sentais qu’il fallait que j’y assiste, mais je n’ai pas le talent de me vendre et ça me choque, car c’est comme ça que ça fonctionne dans la société si tu veux avancer. J’étais donc affreusement insécurisée. Tu ne sais pas à qui tu auras affaire, comment tu vas être perçue. Pour moi c’était épouvantable d’aller à ce cocktail, plus parce que je ne vois pas que parce que je suis femme. J’y suis allée finalement. Faut suivre les règles du jeu. Avant, j’acceptais très mal mon handicap. J’attendais qu’on vienne à moi. Ça m’humiliait de demander le bras aux gens. Avec les années, j’ai changé d’attitude. Je vais au devant du monde.»

Pour Nicole Trudeau, la prise en charge tient d’un long entraînement et d’une singulière vitalité. On ne sait plus, à l’entendre, qui de la femme, de la musicienne ou de la non-voyante nous remue tant chez elle. Sa lutte en solitaire ouvre, à d’autres dimensions, toute partisane vision des inégalités. Et de la grandeur…

Denyse Monté

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Article publié dans: 

La Gazette des femmes / vol. 5 no 2 juillet août 1983 pp. 24-25 / Denyse Monté /  Nicole Trudeau  Femme et aveugle: un double combat

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