Nicole Trudeau dénonce cette cécité qu’est la discrimination

Nicole Trudeau détient une licence en enseignement de la musique et un doctorat en éducation. Aveugle de naissance, (…) elle a toujours cherché ardemment à s’exprimer dans une activité professionnelle stimulante sur le plan intellectuel et culturel. Après des années d’efforts, pensant avoir atteint son but, voilà que tout s’écroule.

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Nicole Trudeau dénonce cette cécité qu’est la discrimination

Nicole Trudeau utilisant son tableau magnétique

Nicole Trudeau utilise un tableau magnétique
pour enseigner la lecture et l’écriture musicales à des voyants

Nicole Trudeau détient une licence d’enseignement en musique et un doctorat en éducation. Aveugle de naissance, elle n’a toujours eu qu’une raison de vivre et d’agir: aller où elle veut, faire ce qu’elle désire. Elle a toujours cherché ardemment à s’exprimer dans une activité professionnelle stimulante sur le plan intellectuel et culturel.

Elle a toujours voulu s’intégrer au monde du travail selon ses capacités et ses goûts. Après des années d’efforts, pensant enfin avoir atteint son but, voilà que tout s’écroule. Alors qu’elle avait réussi à se tailler une place dans le monde des voyants où elle enseignait la musique au secondaire, on l’a retournée au monde des aveugles où elle enseigne en maternelle, là où l’on n’a pas besoin d’elle.

Nicole Trudeau n’est pas du genre à se plaindre. Elle ne veut pas non plus se mettre en valeur: elle ne considère pas que d’être aveugle est une qualité. «Mon propos n’est absolument pas de raconter ma vie», précise-t-elle. Ce qu’elle vise, c’est de faire éclater au grand jour le divorce qui existe entre la «généreuse» théorie de l’intégration et la cruelle réalité qu’elle vit et dans laquelle elle se débat encore.

Après avoir tenté par de multiples façons de sensibiliser les hommes politiques, entre autres les ministres François Gendron, Yves Bérubé et Elie Fallu, à la situation discriminatoire à laquelle elle est acculée, après avoir déposé son dossier auprès de la commission scolaire régionale de Chambly et de l’Office des personnes handicapées du Québec, elle a décidé de parler sur la place publique.

«La conférence pour l’intégration sociale des personnes handicapées À part égale, qui a débuté hier à Montréal, est plus que jamais le moment où il est nécessaire d’ouvrir publiquement les yeux à ceux qui se sentent bien dans cette sorte de cécité qui a nom discrimination inconsciente pour ne pas dire discrimination consciente», dit-elle.

Nicole Trudeau est sur le marché du travail depuis 16 ans. Elle a d’abord été à l’emploi de la fonction publique du Québec en région.  Pour des raisons personnelles – elle devait se rapprocher d’un grand centre – elle a dû faire appel au processus de mutation. Premier échec: après deux ans de vaines démarches, elle se voit contrainte de quitter son emploi.  «La décision a été fort pénible», se rappelle-t-elle.

Puis, ce fut l’opération «recherches d’emploi», opération qui n’a jamais eu de cesse depuis. Elle a expédié d’innombrables offres de services aux universités, aux cégeps, aux commissions scolaires, aux écoles privées, à des organismes publics et privés, etc.

La seule offre qui lui a été faite et qu’elle a finalement acceptée, a été celle, en 1975, de la commission scolaire régionale de Chambly au service de laquelle elle est encore à ce jour. Il s’agit d’un poste de professeur de musique à l’Institut Nazareth et Louis-Braille.

«Bien sûr, une personne aveugle ne peut enseigner qu’aux aveugles, alors qu’une personne voyante peut enseigner, de facto, et aux voyants et aux aveugles», commente-t-elle avec une certaine amertume.

Son désarroi de se retrouver à l’assurance chômage, son terrible besoin d’autonomie et son amour de l’enseignement la convainquent d’accepter ce poste comme une étape. Entretemps, pour maximiser ses chances d’atteindre son but et de se retrouver dans l’enseignement supérieur, elle franchit une autre étape de formation. Elle s’inscrit à un doctorat en enseignement à l’université de Montréal et réussit, en 1982, à le compléter grâce à «un acharnement et à des efforts démesurés».

Après un congé d’études, elle reprend l’enseignement à la commission scolaire régionale de Chambly où elle est affectée comme professeur de musique dans une école secondaire régulière. Elle a assumé le poste jusqu’en juin dernier.

«Je l’ai fait, précise-t-elle, sans aucune aide technique de l’employeur et en m’organisant par moi-même pour satisfaire aux exigences du travail: matériel didactique, correction, bulletins, sans parler des aspects proprement pédagogiques et éducatifs».

Jamais au cours des dernières années, ses supérieurs lui ont adressé des observations négatives sur le plan humain, pédagogique et disciplinaire. Pourtant, depuis septembre dernier, la voilà sur une «tablette» et, comme il se doit, de nouveau à l’Institut Nazareth et Louis-Braille, où elle enseigne au niveau de la maternelle.

Tout cela, soi-disant, à cause d’une fusion d’écoles Nicole Trudeau est déclaré «Surplus». Comment, se demande-t-elle, un seul professeur de musique pourra-t-il enseigner à plus de 600 élèves?

«En prenant la décision d’abolir le poste de deuxième professeur de musique, le directeur de l’école savait pertinemment qu’il s’agissait de moi. Même s’il ne le reconnaitra jamais, il avait à sa disposition les moyens d’éviter de se retrouver avec un enseignant qu’il ne désirait pas en alléguant des questions de locaux, en optant pour des choix éducatifs affectant directement les élèves, en faisant entériner son projet pour les autorités de la commission scolaire. Le tour est joué. La logique administrative est sauve! L’aveugle, qui insécurise les êtres peu sûrs d’eux-mêmes, est hors de circuit».

Pour enseigner à l’Institut Nazareth et Louis-Braille, il semble qu’il faille détenir, entre autres, un certificat en enfance inadaptée. Ce que Nicole Trudeau n’a pas. «La cécité en constituerait-elle une équivalence», demande-t-elle. Les deux tiers de sa présente tâche, elle les passe en classes de maternelle, première et deuxième années (enseignement général). Quant à l’autre tiers, elle la vit en musique avec des élèves du secteur d’adaptation scolaire, là où elle n’est pas davantage reconnue légalement qualifiée.

Par contre, remarque-t-elle, alors que je suis légalement qualifiée pour enseigner la musique au niveau secondaire, on m’a appliqué la clause «d’incapacité pour deux postes ouverts en musique dans le secteur régulier chez les voyants».

Pourquoi a-t-elle finalement, accepté d’être placée à l’institut Nazareth et Louis-Braille? Parce qu’on lui a reproché d’être payée sans travailler. Elle avait soumis un projet qui aurait davantage tenu compte de ses compétences, mais qui implique une intégration dans un nouveau groupe de travail avec des voyants. Cela lui a été refusé. Plutôt que de retourner sur le chômage, elle a choisi de continuer à se battre.

Par une entente entre le patron et le syndicat on l’a donc replacée dans le milieu d’où elle venait, «Je suis aveugle, je suis donc sur une “tablette” avec les aveugles dans une école où l’on n’a pas vraiment besoin de moi. «On me paie, on ne me voit  plus. On espérait ne plus m’entendre mais là, on s’est trompé. Administrativement, l’affaire est classée. Pour moi, pour les personnes handicapées elle ne l’est pas»,  affirme Nicole Trudeau.

«Le nom de Nicole Trudeau s’ajoute à la liste des gens trompés, à celle des personnes handicapées que l’on a voulu convaincre, pour leur bien, de rester avec les handicapés» commente M. Normand Giroux, Directeur général de l’Institut Nazareth et Louis-Braille. Toute cette affaire le consterne d’autant plus qu’elle se passe dans le réseau public. «C’est un comble constate-t-il, car c’est précisément dans ce réseau que l’on fait si grand cas de l’égalité des personnes handicapées. On en fait une priorité, un but, on ne parle que de cela depuis quelque temps. En outre, la chose se passe dans une commission scolaire particulièrement sensible aux handicapés de la vue puisqu’il lui incombe, par mandat officiel, de les scolariser. Cela se passe dans une école elle-même située dans un établissement voué à l’intégration des aveugles et amblyopes».

L’intégration sociale des personnes handicapées, en particulier dans le milieu du travail,  va être discuté aujourd’hui autour de la table de conférence «À part égale». Les organismes de promotion des droits des personnes handicapées n’ont pas caché, plus tôt cette semaine, leur inquiétude face aux résultats de la conférence. Ne sera-t-elle qu’une répétition du sommet socio-économique de 1981: beaucoup de grands principes, peu de résultats concrets. Peut-être, après tout, n’ont-ils pas tellement tort. Faire évoluer les mentalités n’est pas si facile, on le voit.

Renée Rowan

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Article publié dans:

Le Devoir / 28 février 1985 pp. 1 et 10 / Renée Rowan / Nicole Trudeau dénonce cette cécité qu’est la discrimination

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Sur des sujets apparentés:

Entrevue accordée à Madame Jeannette Biondi pour l’émission VISAGE en 1985 produite et télédiffusée à Télé-Québec

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