La fin du braille

Dans la Presse, on annonçait « la fin du braille» à partir d’un témoignage. J’ai réagi à cette déclaration qui ressurgit périodiquement. En retournant l’article à son auteure, Madame Isabelle Hachey, j’y ai intercalé mes réflexions et commentaires dans le but de documenter le discours et de nuancer le propos.

***

La fin du braille

(NOTE :

Le texte de Isabelle Hachey est en caractère gras. Les commentaires de Nicole Trudeau sont insérés en italiques et mis en retrait.  Ils ont été transmis à Mme Hachey.

De plus les initiales de la journaliste IH et de Nicole Trudeau NT identifie les changements de signataires.)

—-

IH- Serge Savoie avait toujours eu les yeux fragiles. Il y a deux ans, néanmoins, il conduisait encore sa voiture.

Puis, sans qu’on sache trop pourquoi, sa santé oculaire a commencé à se détériorer. Les opérations chirurgicales se sont multipliées. Ses yeux n’ont pas tenu le coup. Aujourd’hui, l’homme de 40 ans vit en permanence dans un épais brouillard.

Serge Savoie est aveugle, mais cela ne l’empêche pas d’utiliser son ordinateur, de surfer sur l’internet ou de s’offrir le dernier roman de Dany Laferrière. Cela ne l’empêchera pas non plus de retourner aux études, en septembre, afin de réorienter sa carrière.

Tout cela sans la moindre connaissance du braille. Avec les innombrables technologies qui s’offrent à lui, il n’en a pas besoin. Et il est loin d’être le seul: «Parmi tous les gens qui ont perdu la vue au cours des dernières années, je n’en connais pas un qui lit le braille.»

NT- « (…) il n’en a pas besoin (du braille) ». C’est un choix personnel.

Mais si une personne aveugle désire être, par exemple, journaliste, écrivaine, professeur, mathématicienne, speakrine, etc. ou elle renoncera à sa carrière ou elle maîtrisera cet outil comme tant d’autres l’on fait avant elle.

Ce n’est pas parce que l’on perd la vue adulte que le braille n’a plus sa pertinence. Ce n’est pas parce que l’on est adulte que de nouveaux apprentissages sont à bannir. Certes, plus on avance en âge, plus le processus d’apprentissage est lourd et exigent, doublé d’une impatience face au temps à investir. Pourtant, nous vivons dans un contexte où l’accès aux études de toute nature est de plus en plus accessible, est de plus en plus encouragé sans égard à l’âge. On travaille pour réduire l’analphabétisme chez les adultes… Que se passe-t-il donc avec le braille et les non-voyants ?

IH- On a longtemps cru que la télévision et les nouvelles formes de médias tueraient le livre et la lecture. C’est plutôt le célèbre système d’écriture tactile inventé par Louis Braille en 1829 qui semble en voie d’extinction.

NT- Le braille ne mourra pas. C’est un système de codage d’une logique aisément compréhensible et assimilabe et d’une adaptabilité remarquable. Il est présent dans les périphériques des environnements informatiques sous forme d’afficheurs braille. Bien sûr, pour le lire, il faut se soumettre à un entraînement assidu, il faut conditionner un sens qui a souvent été peu utilisé. Mais cette discipline essentielle n’et pas l’affaire du braille seulement.

Le braille est déserté pour de nombreuses raisons qui pourraient être élaborées, si cela est souhaité.

La sirène de la mort du braille s’est fait entendre il y a quelques décennies, au moment où la popularité du «livre parlé» avait besoin de toutes les tribunes. Alors, les utilisateurs du braille passaient pour des béotiens. Pourtant, quelques années plus tard apparaissaient sur le marché des afficheurs braille pour les systèmes informatiques adaptés.

IH- Aux États-Unis, selon la Fédération nationale des aveugles, moins de 10% des non-voyants parviennent désormais à déchiffrer le braille. La moitié des enfants aveugles l’apprenaient dans les années 50; il n’y en a plus que 1 sur 10.

NT- De là à conclure que les aveugles d’aujourd’hui sont moins doués que ceux d’autrefois… c’est une lecture trop simpliste… que je dirais même irrecevable.

 Les enfants ne peuvent apprendre ce que l’on ne leur enseigne pas…

Les adultes qui ont peu fréquenté la lecture et l’écriture avant de perdre la vue, qui sont peu motivés ou insuffisamment stimulés ne sauraient devenir, à cause de la cécité, des adeptes de l’écrit, donc, du braille.

IH- «Avant, c’était le braille ou rien, explique Chantal Nicole, enseignante aveugle à l’Institut Nazareth et Louis-Braille. Maintenant, on a des enregistreurs miniatures, des livres audio, des synthèses vocales adaptées aux ordinateurs… Bref, une foule de moyens qui n’existaient pas à l’époque.»

NT- C’est formidable. Ce sont des enrichissements, des outils supplémentaires qui offrent de plus en plus de polyvalence. Mais alors, pourquoi procéder à des soustractions? Pourquoi renoncer à des outils   qui ont leur spécificité propre?

Pourquoi les non-voyants ne feraient-ils pas comme les voyants : utiliser les outils technologiques les plus performants sans mettre aux rebus le crayon, le stylo, la feuille de papier, etc. et l’équivalent ?

IH- C’est ainsi que le braille risque d’être bientôt relégué aux oubliettes de l’histoire. Et ce n’est pas un progrès pour tout le monde. Plutôt une régression, de l’avis de plusieurs non-voyants, qui jugent que les synthèses vocales et autres appareils électroniques risquent de produire une nouvelle génération d’aveugles analphabètes.

NT- Ce ne sont pas les outils qui engendreront des aveugles analphabètes. Les outils sont des objets passifs. C’est l’usage qu’ils en feront plus ou moins bien formés, guidés, conseillés, soutenus par des professionnels compétents et expérimentés.

IH-Un apprentissage difficile

Serge Savoie a bien essayé de se mettre au braille. Mais il s’est découragé.

 NT- Pourquoi?

IH- «Ce n’est pas rien d’apprendre le braille, surtout à mon âge. C’est très difficile. J’ai préféré consacrer mes efforts à l’apprentissage de programmes informatiques. Et je n’ai pas de regrets parce que ces technologies m’ouvrent beaucoup plus de portes. Je ne pourrais pas surfer sur l’internet avec le braille.»

NT- En tout respect, comment pouvez-vous affirmer cela si vous n’utilisez pas le braille sur INTERNET ? Le braille n’est pas un outil exclusif. Les environnements multimodaux sont des réalités qui intègrent bien le braille.

IH- Comme lui, la grande majorité des adultes qui perdent la vue renoncent à l’apprentissage du braille après quelques années de vains efforts, selon Chantal Nicole. Alors, l’Institut a modifié son approche. «Désormais, on ne les oblige plus à commencer par le braille. On leur offre d’autres moyens qui leur permettent d’être fonctionnels plus rapidement, en sonore, et on ajoute le braille au besoin.»

NT- Le mot-clé ici est «renoncent». Ce n’est pas le braille qui est en cause, c’est la personne, ses motivations, son investissement, sa persévérance, son encadrement.

IH- Les enfants, eux, continuent d’apprendre le braille pour lire et écrire. Mais ils sont beaucoup moins nombreux à le faire que dans les années 50.

NT- Pourquoi? On voudrait entendre les parents, les enseignants, les éducateurs. L’école est d’abord affaire d’alphabétisation pour tous.

Un traitement particuliers pour les enfants aveugles et malvoyants?

Et l’égalité des chances?

IH- À l’époque, tous les enfants atteints d’une déficience visuelle, peu importe sa gravité, étaient envoyés dans une école spécialisée de Montréal où tout le monde apprenait le braille. D’ailleurs, bien des enseignants étaient eux mêmes aveugles.

Les choses ont changé. «On intègre maintenant les enfants dans des écoles ordinaires, où on favorise l’utilisation maximale du résidu visuel grâce aux loupes et aux caméras», explique Richard Lavigne, président de l’Association québécoise pour l’utilisation, la promotion et l’évolution du braille.

«Il n’y a plus aucun prof aveugle au Québec, ajoute-t-il. Et comme les enseignants ne maîtrisent pas le braille, ils ne sont pas motivés à en faire la promotion. Pour eux, c’est une surcharge de travail.»

Le problème, c’est que bien des enfants malvoyants sont atteints de maladies dégénératives et finissent par perdre complètement la vue à l’âge adulte. Or, il est plus facile d’apprendre le braille à 7 ans qu’à 30.

Des débats houleux

Louis Braille n’avait que 3 ans quand il s’est crevé un oeil avec une serpette dans l’atelier de son père, bourrelier à Paris. La blessure s’est infectée, puis l’infection a atteint l’autre oeil et rendu le garçon aveugle. Quelques années plus tard, le jeune homme débrouillard a mis au point une méthode de communication qui a changé la vie des non-voyants dans le monde entier.

Le braille a permis aux aveugles d’acquérir une indépendance dont ils ne pouvaient jusque-là que rêver. Il leur a permis d’accéder à l’éducation. Tout un monde de connaissances s’est alors ouvert à eux. Enfin, ils pouvaient lire. Pour des millions de gens, Louis Braille a été un héros, un sauveur.

Pas étonnant que le déclin de son système d’écriture, qui a tant fait pour sortir les aveugles de l’isolement, suscite aujourd’hui des débats houleux parmi les non-voyants.

«Le braille, c’est la base. C’est essentiel. On ne peut pas vivre, étudier, travailler, faire de la musique sans l’écriture. Mais les jeunes sont de plus en plus dirigés vers l’audio. À mon avis, c’est rendre les gens analphabètes que de ne pas leur fournir de livres en braille», dit Denise Beaudry, aveugle depuis l’enfance.

NT-  La cécité partielle et complète est lourdement privative. Il faut donc maximiser les avenues et les outils pour accéder à un nombre croissant d’univers.

IH- Une étude de l’Université de Calgary a comparé les textes d’élèves qui utilisent le braille à ceux qui ne fonctionnent qu’avec l’audio. La prose de ces derniers était confuse et désordonnée, «comme si toutes leurs idées étaient entassées dans un récipient, brassées et jetées au hasard sur une feuille de papier, comme des dés sur la table», ont constaté les chercheurs.

Ces jeunes gens intelligents, qui s’exprimaient avec éloquence, étaient presque illettrés. Ils écrivaient au son, de façon saccadée, sans jamais se soucier de la structure du langage.

Une autre étude a montré que, «pour l’intégration et le maintien en emploi, ceux qui connaissent le braille ont plus de succès. Ils ont une meilleure orthographe et peuvent faire des opérations informatiques plus complexes, comme de la programmation de texte», souligne Richard Lavigne.

Le déclin du braille risque un jour d’inciter les gouvernements à réduire leurs subventions dans ce domaine, craint-il. «Notre défi, c’est de convaincre les décideurs et les aveugles eux-mêmes que le braille est encore le meilleur moyen d’accéder à la culture et à l’emploi.»

NT- Les bibliothèques regorgent de livres en imprimé même si sont également disponibles des documents sous d’autres formats. Pourquoi les aveugles se retrouveraient-ils sans livres en braille parce que sont disponibles des documents en audio?

IH- Serge Savoie n’a pas totalement abdiqué. Pour lui, le braille reste important dans la vie de tous les jours. «Les voyants ne s’en rendent pas compte, mais il y a beaucoup de choses adaptées en braille autour de nous. Les numéros d’étage dans les ascenseurs, par exemple. Pour l’instant, ces petits points saillants sont aussi inutiles pour moi que pour un voyant.»

Pour les ascenseurs, et pour bien d’autres choses, la fin du braille n’est pas pour demain, croit-il. «Ça ne disparaîtra pas, mais les gens seront beaucoup moins pressés de l’apprendre…»

NT- Le jour où les lecteurs prendront conscience que « toucher » le texte, c’est lui insuffler son propre rythme, sa propre compréhension. L’écouter, s’est adopter le rythme de l’autre. Il s’agit là de deux façons différentes d’entrer en communication avec l’écrit, l’une n’excluant pas l’autre.

Isabelle Hachey, auteure de l’article
Nicole Trudeau, signataire des commentaires

—-

Article publié dans :

La Presse / 5 juillet 2011 / Isabelle Hachey / La fin du braille.

Envoyer un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *