Vous avez lu Bienvenue au pays de la vie ordinaire?

18 juillet 2018

Si vous avez lu ce livre de Mathieu Bélisle, Bienvenue au pays de la vie ordinaire, vous reconnaîtrez les portraits des icônes dressés par l’auteur, portraits que je reproduis ci-dessous. Et si vous êtes de futurs lecteurs, vous découvrirez le mélange de cynisme et de réalisme avec lesquels ils les élabore.

Le médecin

«Ce n’est pas un hasard si la principale figure qui domine aujourd’hui dans l’espace public, la seule qui ait résisté au passage de la Grande Noirceur et de la Révolution tranquille et qui soit même parvenue à accroître son prestige et son pouvoir au fil du temps, est celle du médecin. Le médecin est par définition le grand maître de la vie ordinaire, infiniment utile en temps de crise, l’ultime recours, lui dont la fonction l’amène à ne défendre aucun idéal particulier, sinon celui de veiller au bien-être des corps, de remédier aux problèmes au jour le jour, à mesure qu’ils se présentent, sans envisager les questions à partir d’un point de vue trop large ou trop général, qui risquerait de lui faire découvrir que la position qu’il occupe n’est pas aussi centrale qu’il voudrait bien le croire. Ses avis (…) sont écoutés avec respect et déférence, et ses exigences doivent toutes être satisfaites, sans qu’il soit question de les contester. Rien ne saurait être refusé à ce maître: il faut lui présenter des offrandes toujours plus généreuses, sous peine de subir son courroux, il faut lui consentir tous les avantages pour éviter qu’il n’aille pratiquer son art et dispenser son savoir ailleurs en vertu d’un droit de retrait qu’il brandit comme une menace. C’est à croire que le Québec est devenu un vaste hôpital, ou plutôt: un immense centre de soins de longue durée, où il s’agit de prolonger, par tous les moyens possibles, la vie des patients, de les aider à survivre encore un peu, en attendant le jour où ils pourront mourir dans la dignité sous le regard bienveillant du maître chargé de leur administrer les derniers «sacrements» avec la bénédiction de l’État.» (p. 37)

L’humoriste

«Dans le domaine de la culture, une figure travaille de concert avec le maître, c’est l’humoriste, le seul artiste qui ait résisté à l’essoufflement de la Révolution tranquille et à sa mise en procès, ce qui n‘est pas le cas du poète et du chansonnier, les Leclec, Miron et Vigneault, qui sont aujourd’hui sans vraie succession. L’humoriste se présente comme l’animateur par excellence de la vie ordinaire, comme son interprète le plus doué, cultivant l’attention portée aux détails les plus insignifiants qui font le quotidien. À côté du médecin, il fait figure d’anesthésiste. Mais le rire qu’il prodigue ne produit pas simplement une «anesthésie momentanée du coeur» (…). Il procure plutôt une anesthésie générale des facutés de jugement et de pensée: sous l’effet du rire continu,  le patient sombre dans un état semi-comateux, où plus rien n’a de valeur ni de consistance, où tout lui devient plus ou moins indifférent.» (pp. 37-38)

Le cuisinier

«Au réveil, le patient retrouve le cuisinier, compagnon obligé de l’humoriste, lui aussi passé maître dans l’art d’apprécier les innombrables «petits riens» et de les présenter le sourire aux lèvres, le compagnon obligé des travaux et des jours, dont le spectacle de la nourriture préparée et consommée offre au patient sa ration quotidienne de «manger mou». » (p. 38)

Et Sébastien Bélisle d’ajouter :

«Je force le trait, bien sûr, mais il n’empêche: au Québec, ceux et celles qui refusent de se mettre au service de la vie ordinaire doivent se contenter des miettes. En comparaison du sort réservé au médecin, à l’humoriste et au cuisinier, je constate le peu d’importance accordée à la figure de l’enseignant (et à celle de l’intellectuel, qui est à sa manière aussi une sorte de pédagogue), dont la tâche, (…) consiste à arracher ses étudiants aux préoccupations les plus immédiates, à les éloigner de l’ordinaire de la vie pour les introduire dans le monde de la connaissance, qui est le domaine du possible et de l’impossible, (…) les gouvernants (…) renoncent rapidement à parler d’éducation pour se concentrer sur la seule priorité qui intéresse les citoyens: la santé, celle du corps et de l’économie.» (pp. 38-39)

Certains pourront dire que Sébastien Bélisle joue du miroir grossissant, mais quand on devient trop myoppe, le grossissement peut servir de révélateur. Si on voit des obstacles, on est en mesure de les éviter, de les contourner, de les déplacer, de les éliminer même.

Bonne lecture.

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BÉLISLE, Mathieu, Bienvenue au pays de la vie ordinaire Essai / Montréal, Leméac, copyright 2017 / 240 pages.

L’auteur et son livre aux éditions Leméac

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