Une plongée dans le temps

31 mai 2023

Stimulée par les célébrations du centième anniversaire de naissance de Jean-Paul Riopelle et par mon besoin de me préparer à la création théâtrale de Robert Lepage Le projet Riopelle présentée au Théâtre Jean-Duceppe, j’ai décidé de revisiter l’époque du Refus global par la lecture Refus global et autres écrits: essais Paul-Émile Borduas 1905-1960.

 Si Refus global ne compte qu’une douzaine de pages, l’ouvrage en compte trois cents.

Une très intéressante présentation, richement documentée, est signée André-G. Bourassa et Gilles Lapointe. On y met en contexte chacun des écrits et autres documents de Paul-Émile Borduas qui suivront (il y en a plus d’une vingtaine). L’ouvrage est complété par quelques notes biographiques et quelques pages de bibliographie. La lecture est exigeante pour les non initiés mais oh combien éclairante.

C’est avec Refus Global (pp. 65-77) que l’on amorce les écrits de Borduas. Le texte est court et d’une impressionnante densité et intensité.

Il s’ouvre sur ce constat:

«Rejetons de modestes familles canadiennes-françaises, (…) de l’arrivée au pays à nos jours restées françaises et catholiques par résistance au vainqueur, par attachement arbitraire au passé, par plaisir et orgueuil sentimental (…). Colonie précipitée en 1760 dans les murs lisses de la peur, refuge habituel des vaincus; là, une première fois abandonnée. L’élite reprend la mer ou se vend au plus fort. Elle ne manquera plus de le faire chaque fois qu’une occasion sera belle. Un petit peuple serré de près aux soutanes restées les seules dépositaires de la foi, du savoir, de la vérité et de la richesse nationale. Tenu à l’écart de l’évolution universelle de la pensée pleine de risques et de dangers, éduqué sans mauvaise volonté, mais sans contrôle, dans le faux jugement des grands faits de l’histoire quand l’ignorance complète est impratiquable. (…)». (p. 65)

«Le règne de la peur multiforme est terminé. (…):
Peur des préjugés – de l’opinion publique – des persécutions – de la réprobation générale
Peur d’être seul sans dieu et la société qui isole très infailliblement
Peur de soi – de son frère – de la pauvreté
Peur de l’odre établi – de la ridicule justice
Peur des relations neuves
Peur du surrationnel
Peur des nécessités
Peur des écluses grandes ouvertes sur la foi en l’homme – en la société future
Peur de toutes les formes susceptibles de déclencher un amour transformant
Peur bleue, peur rouge, peur blanche, maillons de notre chaîne.
Du règne de la peur soustrayante nous passons à celui de l’angoisse.» (pp. 67-68)

«(…) notre devoir est simple. Rompre définitivement avec toutes les habitudes de la société, se désolidariser de son esprit utilitaire. Refus d’être sciamment au-dessous de nos possibilités psychiques et physiques. Refus de fermer les yeux sur les vices, les duperies perpétrées sous le couvert du savoir, du service rendu, de la reconnaissance due. Refus d’un cantonnement dans la seule bourgade plastique, place fortifiée mais trop facile d’évitement. Refus de se taire, – faites de nous ce qu’il vous plaira mais vous devez nous entendre – refus de la gloire, des honneurs (…) Refus de servir, d’être utilisable pour de telles fins. Refus de toute INTENTION, arme néfaste de la RAISON. À bas touts deux, au second rang!» (pp.72-73)

«Le passé dut être accepté avec la naissance, il ne saurait être sacré. (…)» (p. 73)

Je trouve émouvantes et porteuses les paroles suivantes de Pierre Vadeboncoeur:

«Borduas (…) a brisé notre paralysie organisée. (…) Il fut le premier, (…) à faire cela. Jamais personne avant lui n’avait prouvé le mouvement. Tous, plus ou moins, avaient tergiversé. Personne, ou presque, n’avait été assez spirituel pour tenter enfin une véritable expérience. Borduas s’en est remis complètement à l’esprit.  Il a tout joué. Le Canada français moderne commence avec lui. Il nous a donné un enseignement capital qui nous manquait. Il a délié en nous la liberté.» (p. 46)

«Refus global (…) est un des signes majeurs du changement qui s’opère. Changement culturel en même temps que bouleversement profond de la politique québécoise. (…) Refus global est généralement considéré comme un des temps forts de l’accession du Québec à la modernité.» (p. 46)

Borduas écrit dans un autre de ses textes Projections libérantes (pp. 81-130):

«Le grand devoir, l’unique, est d’ordonner spontanément un monde neuf où les passions les plus généreuses puissent se développer nombreuses, COLLECTIVES. (…) C’est pour répondre à cet unique devoir que Refus global fut écrit.» (pp. 125-126)

Un peu plus tard, il confiera dans Approximations (pp.225-225-228):

«J’ai écrit – et signé – dans le temps Refus global sans trop savoir pourquoi. Peut-être uniquement parce qu’il était nécessaire à mon équilibre intérieur, dans sa relation avec l’univers, exigeant une correction aux formes inacceptables d’un monde imposé arbitrairement. Aujourd’hui, sans répudier aucune valeur essentielle, toujours valables, de ce texte, je le situerais dans une tout autre atmosphère: plus impersonnelle, moins naïve, et je le crains, plus cruelle encore à respirer. (…)» (p. 226)

La carrière de professeur de Paul-Émile Borduas à l’École du meuble a pris fin avec son congédiement en 1949, après la publication de Refus global. Il crie sa révolte dans Productions libérantes (pp. 81-130) après avoir retracé son parcours de professeur.

«Il a suffi de quelques heures de cours par semaine pendant onze ans et d’un peu d’amour pour noyer complètement l’action de l’École des Beaux-Arts et son formidable appareil! (…)! Sur vingt-quatre jeunes artistes admis à la C.A.S. dix-neuf sont de mes anciens élèves dont onze de l’École du meuble où l’étude de l’art était secondaire! Leurs activités sont incesssantes, leurs relations s’étendent de New York à Paris. Avec quoi a été réalisé tout ça? Avec un restant d’horaire, un restant de budget et du meilleur de ce qu’un homme pouvait donner. Vous y avez mis fin, soit! Mais je défie aucun pouvoir d’en effacer le souvenir et l’exemple.» (p. 227)

Dans Questions et réponses 5. (pp.215-224) Borduas explique:

«Ce que l’on appelle l’art abstrait ou figuratif est le successeur de l’art concret ou figuratif. L’art figuratif nous a conduits lentement, d’addition en addition, à un nouveau sens de la réalité. À un sens si aigu que nous exigeons des équivalences exactes: (…)» (p. 219)

Il précise dans Je n’ai aucune idée préconçue (pp. 237-244)

«Autrefois, la discipline s’appuyait sur le monde extérieur; aujourd’hui, sur le monde intérieur.» (p. 237))

«Ce que le peintre fait devrait exprimer le rythme de son être et rien qui ne lui soit étranger.» (p. 238)

«Tous les siècles passés ont été pour découvrir les moyens plastiques de rendre l’aspect visuel de cette nature, chaque siècle apportait solution à ces difficultés multiples. Aucun siècle ne s’est contenté de ce qui avait satisfait les précédents.» (p. 241)

Et d’ajouter dans Parler d’art est difficile (pp.245-254):

«L’art est un message de l’être humain à ses frères. L’œuvre d’art sollicite votre connaissance, votre amour, votre contemplation.» (p. 245)

«Une définition de l’oeuvre d’art (…) C’est l’expression d’une sensibilité humaine dans une matière quelconque.» (p. 253)

C’est dans Carrefour (pp. 281-293) que Borduas déclare que

«(…) la peinture maintenant devrait être appelée à nous rendre familiers les aspects encore troublants du psychisme comme, pendant vingts siècles n’est-ce pas, elle s’est appliquée à nous rendre familiers les aspects troublants du monde physique.» (p.284)

Mon parcours un peu trop superficiel de cet ouvrage regroupant les écrits de Paul-Émile Borduas a à la fois préparé et enrichi mon immersion dans Le Projet Riopelle que j’ai vécu le 27 mai dernier.

Source:

Refus global et autres écrits: essais Paul-Émile Borduas 1905-1960 / Montréal, Éditions L’Exagone, 1990 / 301 pages

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