17 septembre 2020
Une histoire de la lecture de Alberto Manguel est un essai volumineux, dense et savant qui nous apprend la relation à la lecture à travers les âges et les cultures. Il se développe à partir de deux grands axes: Faits de lecture et Pouvoirs du lecteur, lesquels se déploient en de multiples ramifications.
Plusieurs centaines de citations étayent le propos et un index fournit un précieux outil de consultation. Cet ouvrage de Manguel est une mine d’or d’informations qui nourrissent la réflexion.
Voici en quels termes Manguel décrit son oeuvre:
«(…) ce livre (…) n’est pas seulement l’histoire de la lecture mais aussi celle des lecteurs ordinaires, ces individus qui, à travers les âges, ont choisi certains livres plutôt que d‘autres, accepté dans certains cas le verdict de leurs aînés mais, d’autres fois, repêché dans le passé des titres oubliés ou rangés sur les rayons de leurs bibliothèques les élus parmi leurs contemporains. Cette histoire est celle de leurs petits triomphes et de leurs souffrances secrètes, et de la manière dont ces choses se sont passées. Ce livre est la chronique minutieuse de la manière dont tout cela est arrivé, dans la vie quotidienne de quelques gens ordinaires découverts çà et là dans des mémoires familiaux, des annales villageoises, des récits d’existences vécues dans des pays lointains dans des temps reculés. Mais c’est toujours d’individus qu’il est question (…)» (p. 365)
Je n’ai ni l’ambition, ni la prétention de résumer et de commenter ce livre. Je partage simplement des phrases, des passages qui retiennent particulièrement mon attention et mon intérêt.
C’est à la sous-section, La première page manquante, (p. 109) que la pensée de Kafka nous est rappelée.
«Il me semble (…), écrivait Kafka en 1904 à son ami Oskar Pollak, qu’on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un bon coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livres, et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions, à la rigueur, les écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide – un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois.» (pp. 118-119)
Il ajoute :
«On lit pour poser des question». (p. 113)
Et moi, pourquoi je lis?
C’est à la sous-section, Écouter lire, (p. 137) que je m’attarde à ces propos:
«Écouter lire dans le but de se purifier le corps, écouter lire pour le plaisir, écouter lire afin de s’instruire ou d’accorder aux sons la primauté sur le sens, tout cela enrichit et réduit à la fois la lecture. Permettre à autrui de prononcer pour nous les mots lus sur une page constitue une expérience beaucoup moins personnelle que tenir le livre et découvrir le texte de nos propres yeux. Le fait de nous en remettre à la voix du lecteur – sauf lorsque la personnalité de l’auditeur est prépondérante – nous prive de la capacité d’attribuer au livre une certaine allure, un ton, une intonation unique pour chacun. L’oreille s’en trouve condamnée à la langue d’un autre, et une hiérarchie est ainsi établie (parfois manifestée par la position privilégiée du lecteur, sur un siège à part ou placé sur un podium), qui met l’auditeur à la merci du lecteur. Même physiquement, l’auditeur se pliera souvent à l’influence du lecteur. (…) le fait de lire à haute voix devant un auditeur attentif oblige le lecteur à se montrer plus scrupuleux, à lire sans sauter de passages ni retourner en arrière, en fixant le texte par le biais d’un certain formalisme rituel. Dans les monastères bénédictins, dans les auberges ou les cuisines de la Renaissance comme dans les salons et les manufactures de cigares du XIXe siècle – et aujourd’hui encore, lorsqu’en parcourant les autoroutes on écoute sur cassette un acteur lire un livre – la cérémonie de la lecture à haute voix prive assurément l’auditeur d’une partie de la liberté inhérente à la lecture (le choix du ton, l’importance accordée à tel détail, la possibilité de revenir à un passage favori) mais elle confère également au texte versatile une identité respectable, un caractère d’unité dans le temps et d’existence dans l’espace qu’il possède rarement entre les mains capricieuses d’un lecteur solitaire.» (pp. 152-153)
Très intéressantes distinctions que je partage.
Et à la sous-section, l’auteur en lecteur, (p. 291) on nous raconte que
« (…) Molière avait l’habitude de lire ses pièces à sa servante. Si Molière lui faisait la lecture, commente le romancier anglais Samuel Butler (…), c’est parce que le simple fait de lire à haute voix lui faisait voir son oeuvre sous un jour nouveau et, en l’obligeant à être attentif à chaque ligne, rendait son jugement plus rigoureux. J’ai toujours l’intention, et je la réalise en général, de lire à quelqu’un ce que j’écris; n’importe qui fait l’affaire ou presque, si son intelligence n’est pas telle que j’en aie peur. Je sens tout de suite, quand je lis à haute voix, la faiblesse d’un passage dont je pensais, en le lisant que pour moi seul, que cela pouvait aller.» (p. 300)
À la sous-section consacrée à La forme du livre (pp. 155-182), Manguel retrace ces diverses formes de livres au fil du temps: les tablettes mésopotamiennes, les rouleaux de papyrus, les codex de parchemin ou de vélin «liasses de pages cousues ensemble». Cette rétrospective lui inspire la réflexion suivant :
«Le peu commode rouleau n’offrait qu’une surface limitée – désavantage auquel nous sommes très sensibles aujourd’hui que nous sommes retournés à cette antique forme livresque sur les écrans de nos ordinateurs, qui ne révèlent qu’une partie du texte à la fois tandis que nous le «déroulons» vers le haut ou vers le bas. Le codex, lui, permettait au lecteur de passer quasi instantanément d’une page à une autre et de se former ainsi une impression d’ensemble (…)». (p. 157)
Je trouve fascinant et éloquent ce parallèle entre le «rouleau» d’antan et l’«ordinateur» d’aujourd’hui, d’autant que j’ai toujours trouvé frustrantes les limites spatiales de l’écran.
À l’intérieur de cette même sous-section, Manguel raconte l’invention de l’imprimerie par Gutenberg au XVe siècle, invention qui
«entraîna non seulement la diminution du nombre d’heures de travail nécessaire à la fabrication d’un livre, mais aussi l’augmentation spectaculaire de la production, modifiant à jamais la relation du lecteur à ce qui avait cessé d’être un objet exclusif et unique sorti des mains d’un scribe.» (p. 164)
« Il n’est sans doute pas inutile de se rappeler qu’en dépit des prédictions alarmistes, l’imprimerie ne portera pas ombrage au goût de l’écriture manuelle. Au contraire, (…). le XVIe siècle allait être non seulement l’âge du texte imprimé mais aussi le siècle des grands manuels de caligraphie. Il est intéressant d’observer que bien souvent, une découverte technologique – comme celle de Gutenberg – fait progresser et non disparaître ce qu’elle est censée remplacer, en nous donnant conscience des vertus anciennes que nous aurions pu, sinon, négliger ou écarter comme de peu d’importance. À notre époque, l’informatique et la prolifération des livres sur CD-ROM n’ont pas affecté (…) la production et la vente de livres sous leur forme traditionnelle. (…) À titre d’exemple, trois cent cinquante-neuf milles quatre cent trente-sept livres nouveaux (sans compter les brochures, magazines et périodiques) ont été ajoutés en 1995 aux collections déjà considérables de la bibliothèque du Congrès à Washington.» (pp. 166-167)
Et dans une autre sous-section, Lectures interdites, (p. 329) Manguel nous rappelle, entre autres, que, en Caroline du Sud,
«des lois sévères interdirent l’apprentissage de la lecture à tous les Noirs, esclaves ou hommes libres. Ces lois demeurèrent effectives jusqu’au milieu du XIXe siècle.» (p. 330)
Des faits nous sont racontés démontrant la cruauté des traitements infligés à ceux qui tentaient de s’initier à la lecture.
«Les propriétaires d’esclaves (de même que les dictateurs, tyrans, monarques absolus et autres détenteurs illicites du pouvoir) étaient bien convaincus de la puissance de l’écrit. (..) C’est pourquoi, plus que tout autre création humaine, le livre est le fléau de toutes les dictatures.» (p. 332)
Est aussi abordé l’usage de la censure et de l’index.
«L’Église catholique (…) En 1559 (…) avait publié le premier Index des livres prohibés (…)» (p. 338)
Cet Index fut abandonné en 1966.
À la sous-section, La forme du livre, (p. 155) il est intéressant d’apprendre que
«Au milieu du XVIe siècle, un lecteur avait le choix entre plus de 8 millions de livres imprimés, (peut-être plus qu’en avaient produit tous les copistes d’Europe depuis la fondation de sa cité par Constantin en 330.» (p. 170)
À la sous-section, Ordonnateurs de l’univers, (p. 223) Manguel raconte une anecdote à la fois amusante mais aussi parlante rapportée par Edward G. Browne:
«Au Xe siècle, (…) le grand vézir de Perse, (…) afin de ne pas se séparer durant ses voyages de sa collection de cent dix-sept mille volumes, faisait transporter ceux-ci par une caravane de quatre cents chameaux entraînés à marcher en ordre alphabétique.» (p. 231)
Il rappelle aussi que,
«Au Caire, la bibliothèque fatimide contenait, avant les purges sunites de 1175, plus d’un million cent mille volumes, catalogués par sujets.» (p. 234)
À la section intitulé, Le fou de livres, (p. 342) on nous raconte l’invention des lunettes, peut-être vers la fin du XIIIe siècle. On y apprend
[qu’un] «quart au moins de tous les lecteurs auraient eu besoin de très gros caractères pour pouvoir déchiffrer un texte» (p. 344)
[qu’un] «sixième de l’humanité est myope chez les lecteurs» (p. 344)
[que] «Aristote, Luther, (…) Schopenhauer, Goethe, Shiller, (…) Dante, (…) James Joyce (…) avaient la vue basse» p. 344
[qu’] «un nombre remarquable de lecteurs célèbres sont devenus aveugles dans leur grand âge, d’Homère à Milton, sans oublier James Thurber et Jorge Luis Borges (…) dont la vue commença à baisser alors qu’il avait à peine trente ans et [qui] fut nommé Directeur de la Bibliothèque nationale de Buenos Aires en 1955, quand il l’avait perdue, [qui] a évoqué le sort étrange du lecteur frappé de cécité auquel on accorde un jour le royaume des livres:
«Que nul ne rabaisse aux larmes ou aux reproches
Cette affirmation du pouvoir de Dieu
Qui avec une si magnifique ironie
M’a donné en même temps l’obscurité et les livres.» (p. 344)
C’est à la sous-section, Le lecteur symbolique, p.251) que l’on apprend
«Ce que Constantin a découvert (…), c’est que la signification d’un texte est amplifiée par la capacité et les désirs du lecteur. Face à un texte, le lecteur peut transformer les mots en message qui résout pour lui une question sans rapport historique avec le texte ni avec son auteur. Cette transmigration du sens peut enrichir ou appauvrir le texte; invariablement, la situation du lecteur déteint sur le texte. Par ignorance, par conviction, par intelligence, par ruse et tricherie, par illumination, le lecteur réécrit le texte avec les mots de l’original mais sous un autre en-tête, il le recrée, en quelque sorte, du simple fait de lui donner une existence» (p. 250)
D’entrée de jeu, Alberto Manguel dit que
«(…) nous nous lisons nous-mêmes et lisons le monde qui nous entoure afin d’apercevoir ce que nous sommes et où nous nous trouvons. Nous lisons pour comprendre, ou pour commencer à comprendre. Nous ne pouvons que lire. Lire, presque autant que respirer, est notre fonction essentielle.» (p.20)
«Depuis le début, la lecture est l’apothéose de l’écriture.» (p. 216)
N’est-ce pas cette démonstration que nous livre l’auteur dans ces pages qui sont à lire et à relire ?
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Source :
MANGUEL, Alberto / Une histoire de la lecture / traduit de l’anglais par Christine Le Boeuf / Montréal, Éditions Leméac, 1998 / 424 pages
Pour en savoir plus :
NADEAU, Jean-François / La bibliothèque de Alberto Manguel quittera le Québec / Le Devoir / 9 septembre 2020