Une formidable lecture du misanthrope

24 janvier 2024

À l’occasion de la représentation du Misanthrope de Molière au TNM, Louis Cornelier propose une passionnante lecture de cette œuvre créée en 1666.

«(…) cette pièce, 358 ans plus tard, a encore des choses essentielles à nous révéler sur notre humanité (…) On n’a jamais fini, en effet, de se demander s’il faut aimer le genre humain ou se contenter de le supporter, si la nature humaine est perfectible ou immuable, si la sincérité vaut mieux, en société, que la civilité de façade et si la sagesse, enfin, exige le combat ou la fuite.»

Il présente d’abord les principaux personnages de la pièce :

ALCESTE

«Alceste (…) est fâché. Il dit ne voir partout «qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie» et admet, pour cette raison, avoir conçu »une effoyable haine» de la nature humaine. Il hait les uns «parce qu’ils sont méchants et malfaisants» et les autres parce qu’ils sont complaisants à l’égard des premiers. Il hait tout le monde, donc, à une exception près, et c’est là son gros problème. (…)»

«Je veux qu’on soit sincère, (…), et qu’en homme d’honneur
/On ne lâche aucun mot qui ne parte du coeur.» (…) «c’est n’estimer rien qu’estimer tout le monde», et il importe que, toujours, «le fond de notre coeur dans nos discours se montre,
/Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
/Ne se masquent jamais sous de vains compliments».

PHILINTE

«Philinte conteste la valeur de la sincérité absolue revendiquée par Alceste.
«La politesse, (…), exige parfois «de cacher ce qu’on a dans le coeur». À quoi bon, en effet, blesser les gens inutilement? Dire à une femme qu’elle est trop vieille pour faire la coquette? À un verbomoteur que ces récits nous barbent? À un électeur de Trump qu’il est analphabète? Philinte plaide aussi pour la tolérance.
«Mon Dieu, (…) des moeurs du temps mettons-nous moins en peine,
/Et faisons un peu grâce à la nature humaine;
/Ne l’examinons point dans la grande rigueur,
/Et voyons ses défauts avec quelque douceur.»

«Philinte apparaît donc d’abord comme un sage stoïcien de salon, résolu à accepter les réalités, même déplaisantes, qui ne dépendent pas de lui et à en prendre son parti avec philosophie. Et c’est une folie à nulle autre seconde
/De vouloir se mêler de corriger le monde»,
«La vraie sagesse consiste plutôt à prendre «les hommes comme ils sont».

Qu’en pense Francis Huster?

«Dans les écoles, (…) on enseigne aux élèves qu’Alceste est imbuvable (…) alors qu’on présente Philinte comme un modèle de bon sens. «En réalité, dit Huster, le monde est pourri et dégueulasse à cause de ces hypocrites de Philinte qui, justement, ont tout laissé faire et défaire et refaire. (…) Huster est catégorique: «Non, l’exemple de la droiture et de la loyauté, c’est Alceste.»

«La désinvolture de Philinte peut sembler charmante, mais son fond est effrayant. Comme Alceste, il voit tous les vices de ses semblables, mais il les accueille avec résignation parce qu’il ne croit pas à la perfectibilité du genre humain.

«Oui, (…) je vois ces défauts dont votre âme murmure
/Comme vices unis à l’humaine nature;
/Et mon esprit enfin n’est pas plus offensé
/De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,
/Que de voir des vautours affamés de carnage,
/Des singes malfaisants, et des loups pleins de rage.»

«Huster a donc raison : Philinte ne peut pas être donné en exemple à la jeunesse puisque ce n’est qu’un poltron satisfait. Avec des hommes comme lui, tout ce qui va mal dans le monde ne pourrait que perdurer ou empirer pendant qu’on rit.»

«Alceste est pénible, c’est vrai, mais il invite à l’effort vers la vertu; Philinte est cool, certes, mais sa complaisance entretient chacun dans sa médiocrité.»

Cornelier nous pose cette question:

«lequel des deux voudriez-vous comme enseignant, comme entraîneur, comme parent, comme chef politique, comme figure d’autorité ? Celui, un peu rugueux, parfois blessant, qui pointe sans cesse ce qui ne va pas en invitant à le corriger ou l’autre, qui flatte, qui entretient l’illusion que tout va bien dans le seul monde possible? »

Il ajoute cette réflexion:

«De nos jours, le doucereux Philinte a la cote, mais nous aurions bien besoin, parfois, de l’exigeant Alceste, (…) pour nous dire nos quatre vérités, pour nous rappeler la nécessité d’un engagement vers le mieux. Pour être convaincant, toutefois, cet Alceste contemporain devrait comprendre que sa colère n’est pas une vertu en soi et que ses exagérations desservent sa parole.»

Source:

CORNELLIER, Louis / La colère est-elle une vertu? / Le Devoir / Section IDÉES / 22 janvier 2024

POULIOT, Sophie / «Le misanthrope», la tragédie de l’idéalisme / Le Devoir / Section Culture / Théâtre / 22 janvier 2024

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