Quelle émouvante tendresse!

8 septembre 2018

Je vous offre une perle, une parole, une image d’une infinie tendresse de Philippe Claudel.

Enfant qui dort

« Rien ne peut mieux nous dire, de ce que nous sommes ou de ce que nous avons été, que l’odeur de la peau d’un enfant enfoui dans le sommeil et qui repose, bouche à demi ouverte dans son lit, sans crainte ni peur aucune, ni tremblement, car il nous sait là tout contre lui, proches et prêts à éloigner les ténèbres, les dissoudre ou les nier s’il le fallait. Lorsque ma fille est très jeune, il m’arrive de venir la nuit dans sa chambre car il m’a semblé l’entendre gémir, ou pleurer peut-être, et l’idée qu’elle puisse souffrir, même dans un rêve, m’est si insupportable que je sors de ma fragile nuit de père et viens près d’elle. Elle dort toujours sur le dos, les avant-bras posés en l’air, de part et d’autre de son visage, petites mains détendues, doigts ouverts, ses joues rebondies et ses grands cils comme de fragiles et délicates persiennes closes sur ses yeux invisibles. Je reste là longtemps, à la regarder comme on regarde une merveille sans trop y croire, sans croire en vérité qu’elle est réelle et reliée à nous par des liens que rien ne pourra jamais dénouer, pas même la mort qui peut pourtant tant de choses. Dans la pénombre, je vois sa petite poitrine se soulever, paisible, et s’affaisser, paisible encore, et se soulever de nouveau, et je ne parviens pas à me détacher de ce mouvement qui signe la vie et ses espérances, sa fragilité. Je pose un doigt sur ses mains. J’effleure ses joues, son front, ses minces cheveux noirs, soyeux et chauds, et je me penche pour l’embrasser dans le cou, sans bruit. C’est comme si je venais vers l’enfant nue, dormant contre sa mère, nue elle aussi, dans le très beau tableau de Gustav Klimt  Les trois âges de la femmequi est la peinture d’un moment d’une quotidienne intimité, d’une haute et féconde humanité, peintre de la tiédeur sucrée des peaux et des sueurs, de la confiance dans le plus sûr des sommeils, celui-là même où rien ne peut nous arriver. C’est comme une chute éblouissante dans la plus naturelle des odeurs, celle de la vie à ses balbutiements, quand elle n’est que mollesse, nourrie de caresses et de lait, de sourires et de comptines, de mains qui veillent, rassurent et protègent. Odeur des premiers temps, de chair tendre, de crème et de talc. Odeur de cette haute enfance préservée, douce et gazouillante, calme, sereine et qui, hélas, nous fuit trop vite, à mesure que nous allons sur la route, que nous nous y redressons, que nous y marchons seuls, et qu’il finit par ne plus rien rester de ce que nous avons été, créatures faibles se berçant d’abandon confiant entre les bras et les sourires de ceux qui nous ont enfantés. »

CLAUDEL, Philippe / Parfums / Paris, Stock, 2012, pp. 90-92

 

 

 

 

 

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