24 mars 2022
Voici une tirade, un genre de délire que nous traversons dans L’avalée des avalés de Réjean Ducharme:
En regardant fixement sa mère, Bérénice divague:
«Ses yeux d’une transparence hyaline et d’un bleu lunaire embrassent fixement la tempête. Ses yeux sont aquatiques. Ils luisent comme deux trous d’eau à la surface de son visage. Les yeux, quand ils sont ouverts, me fascinent. J’adhère de l’âme aux yeux ouverts, aux yeux ouverts des êtres humains comme aux yeux ouverts des animaux. Je regarde ses yeux. Je regarde des yeux que leur regard tourné vers l’intérieur rend aveugles. C’est parce qu’ils n’ont pas d’yeux que les arbres ne parlent pas et ne marchent pas. C’est par les yeux seuls que l’on peut choisir qui haïr, qui aimer. C’est par les yeux qu’on pleure quand on pleure. C’est par les yeux que deux êtres humains peuvent ne pas s’entendre, peuvent ne pas voir les choses du même oeil. C’est par les yeux que l’homme a pu sortir de ses infinies profondeurs de ténèbres. Avec les yeux, l’homme a émergé à la surface de lui-même, a cru voir d’autres hommes, s’est imaginé que sa solitaire toute-puissance lui était contestée par d’autres hommes. C’est lorsque des yeux se sont ouverts que la vérité, que le mensonge, dis-je, a éclaté, que l’illusion a envahi l’homme, que les pires hallucinations se sont mises à grouiller dans sa profonde montagne de ténèbres, dans son chaud trou de dieu. C’est avec les yeux qu’il s’est mis à s’imaginer qu’il n’était plus seul, à souffrir de solitude et de peur, à pleurer. C’est par les yeux que l’oiselle comprend que l’oisillon est mort. C’est après les yeux que les jambes sont venues aux hommes. En voyant ce qu’ils ont vu quand ils se sont mis à voir, ils ont eu la frousse, ils se sont vite fait des jambes (pourquoi diable ne se sont-ils pas fait des ailes), et ils se sont mis à fuir, à courir après une autre montagne d’immobiles et sûres ténèbres, après un autre trou de dieu. C’est par les yeux que les hommes se sont aperçus que l’homme meurt. Quand l’homme vit l’homme mourir, il poussa un grand cri: c’est ainsi que lui vint la parole. Il cria si fort quand il cria que des oreilles lui sortirent de la tête. Fatigué de courir, l’homme s’asseyait (origine de la chaise). Tout en se reposant, il essayait de comprendre ce qui venait de se passer (origine de l’incompréhension.) Quant un homme rencontrait un autre homme dans sa fuite, il n’avait qu’une alternative: éviter ou attaquer ce redoutablle semblable soudain apparu pour lui disputer la tranquile jouissance de son sein de ténèbres. L’éviter fut appelé lâcheté. L’attaque fut appelée amour quand l’un se soumettait à l’autre, haine quand l’un et l’autre refusaient de se soumettre. Les yeux se font payer cher les spectacles qu’ils donnent à l’homme, l’illusion qu’ils lui donnent de ne pas être seul. Les hommes qui s’achètent des lunettes pour mieux voir sont des imbéciles. Plus une illusion est clairement perçue, plus elle a l’air d’une réalité. Si les hommes perdaient la vue, on les verrait bientôt s’arrêter, se taire, se fixer dans le sol, pousser des racines et des feuilles, porter des fruits. Pendant que leurs racines pousseraient, et les montagnes fermeraient leur fausse porte à la fausse lumière du soleil, on verrait la marmotte qu’ils serrent dans leurs mains se changer lentement en un spectre et une couronne.» (pp. 137-139)
Plus d’un délire de ce genre traverse L’avalée des avalés de Réjean Ducharme, premier roman de l’auteur publié chez Gallimard en 1966 et dont le succès a été immédiat et ne s’est jamais démenti.
Je me suis entêtée à parcourir les 379 pages de L’avalée des avalés après avoir abandonné L’hiver de force.
«La prose de Ducharme est unique en son genre et amène la littérature québécoise au-delà de nouvelles frontières», lit-on dans Wikipedia. Et cette oeuvre créée il y a presque soixante ans n’a pas vieillie, il me semble. En tout cas, pour moi, elle étonne, dérange, foisonne et déstabilise même.
Source:
DUCHARME, Réjean / L’avalée des avalés / Gallimard / Paris / 1966 / 379 pages