30 septembre 2019
Dans son livre, De chair et d’âme, Boris Cyrulnik explique et commente le rêve des aveugles. Beaucoup de gens s’expriment et se questionnent à ce sujet. Le point de vue de Boris Cyrulnik en est un de chercheur et de neuropsychiatre. Voilà pourquoi je désire partager ses observations, les soumettre à la réflexion.
«Pour expliquer comment fonctionne l’inconscient cognitif, on peut se demander comment rêvent les aveugles. Étant donné que la plupart de nos rêves sont remplis d’images et de fortes émotions, comment fonctionnent-ils, eux, pour produire des images de rêves? Ce problème est important puisque nous passons un tiers de notre vie dans un lit à rêver, (…). D’ailleurs, le rêve est une action immobile qui correspond à un moment où notre cerveau consomme une énorme quantité d’énergie en court-circuitant les muscles du corps qui, au moment du rêve, sont complètement flasques.» «Les aveugles de naissance (…) expliquent qu’ils rêvent sans images. Ils ne voient que des couleurs, des arcs électriques et des dentelles lumineuses comme lorsqu’on appuie sur nos globes oculaires. (…)
Les personnes qui ont perdu la vue avant cinq ans voient en rêvant des tableaux abstraits un peu plus élaborés que les arcs et les points lumineux des aveugles de naissance. Ce n’est que lorsqu’ils ont perdu la vue après l’âge de sept ans que les aveugles peuvent rêver avec des images imprégnées dans leur cortex occipital.
Ceux qui sont atteints de cécité à l’âge adulte ou dans la vieillesse non seulement font des rêves fortement imagés mais ont souvent des hallucinations visuelles… alors qu’ils sont aveugles. (…)
Chez les aveugles, l’imprécision du traitement de l’information et la grande consommation d’énergie permettent d’aller chercher dans d’autres zones cérébrales quelques informations compensatoires. C’est ainsi qu’une image mal traitée, diffusant jusqu’à la partie antérieure du lobe occipital, rejoint les zones du lobe pariétal qui d’habitude traitent les informations du toucher. Ces circuits compensatoires s’établissent rapidement expliquant pourquoi, lorsqu’un aveugle lit en braille, en palpant un livre, c’est sa zone occipitale qui s’allume comme s’il voyait des images: le toucher hypertrophié a pris la place de la vision défaillante. La résilience est bien neuronale, d’abord.
J’ai eu l’occasion de faire une expérimentation dans le noir absolu et j’ai été surpris par ma nouvelle manière de percevoir autour de moi et en moi un monde sensoriel instantanément différent. (…) Dès qu’on m’a adressé la parole, je n’ai pas pu faire autrement que tendre l’oreille, et cette posture d’immobilisation a supprimé toutes les synchronies mimiques et gestuelles de mes conversations. J’étais devenu une oreille. J’étais devenu un nez aussi puisqu’il a suffi qu’un collègue débouche une bouteille pour que je sente aussitôt, très fortement, une odeur d’acide acétique! Ce bon vin, dans le noir absolu, avait un parfum de vinaigre, ce qui m’a fait comprendre qu’on boit aussi avec les yeux. Et j’étais devenu un capteur de chaleur car, lorsque le déboucheur est passé derrière moi, j’ai senti, comme une évidence palpable, la chaleur de son corps, son volume et sa distance par rapport à moi. Le goût des aliments avait changé dans le noir: je palpais avec mon nez, je reniflais la fièvre des autres et je percevais avec acuité le moindre tremblement de leur voix. Il a suffi de faire revenir la lumière, très lentement, pour que mon enveloppe sensorielle perde ce pouvoir de compensation. (…) La plasticité cérébrale est plus grande que ce qu’on croyait, mais elle n’est pas infinie. » (…) (pp. 115-118)
Il serait plus qu’intéressant de savoir où en est la recherche et la connaissance sur le rêve des aveugles depuis 2006.
—
Cyrulnik, Boris / De chair et d’âme / Paris, Éditions OdileJacob, 2006 / 247 pages