Le lambeau, billet 1

28 mars 2019

Plus d’une personne me suggérait la lecture du témoignage de Philippe Lançon, journaliste victime de l’attentat de Charlie Hebdo, Le lambeau.

J’hésitais à entreprendre cette lecture car tout texte dans lequel la violence est décrite avec force détails m’est absolument insoutenable; elle m’angoisse, me traumatise, me fait mal physiquement. Donc, je m’abstiens. Pourtant, je viens d’aborder cet ouvrage de plus de 500 pages.

Je ne désire pas le raconter: il faut en faire une lecture personnelle. Je ne désire pas le commenter: il faut l’absorber. J’ai simplement le besoin de porter à votre attention de courts extraits dont la première lecture a eu un écho particulier en moi. Et je le ferai en divers billets au fil de l’évolution de ma lecture.

«Celui qui a détourné le regard».  Premier extrait, chapitre 5

« (…) D’autres personnes se sont approchées. Parmi elles, un jeune journalis/e d’une agence dont les bureaux étaient voisins de ceux de Charlie. Neuf mois, plus tard, il m’a écrit, au moment précis où je quittais enfin l’hôpital (…). Son mail s’intitulait : «Celui qui a détourné le regard » Je le cite (…)

«Je me permets de vous écrire ce message après avoir longuement réfléchi aux conséquences que cela pouvait avoir pour vous et moi. Je vais vous parler du 7 janvier et de ma lâcheté. Je me doute qu’il vous est difficile d’y songer alors si vous le voulez, vous pouvez dès à présent arrêter de lire ce message, il ne vous apportera rien de bon. Cela fait des mois qu’il est dans mes brouillons. Aujourd’hui, je vous l’envoi car je n’arrive plus à avancer, M. Lançon.

Je vous prie de m’excuser de vous imposer mon récit, mais la culpabilité me ronge chaque jour. J’écris ce message en espérant – par pur égoïsme – chercher votre pardon. Je ferai court.

Le 7 janvier dernier, j’étais votre voisin.

Nous étions dans le bureau en face de celui de Charlie.

Quand nous avons entendu les coups de feu, nous nous sommes réfugiés sur le toit. C’est moi qui filme les assassins en train de fuir et de tirer sur des policiers à vélo.

Une fois qu’ils ont pris la fuite, au bout de quelques minutes, nous sommes venus porter assistance aux victimes. Je suis, avec mes collègues, l’un des premiers à être  rentré chez Charlie.

Après avoir débarrassé les tables pour faciliter l’accès des secours, sorti Simon de sa chaise, fait le tour de la rédaction pour orienter les jeunes pompiers – tétanisés -, je vous ai vu. Seul.  À l’écart sur une table ou une commode, je ne sais plus trop. Vous étiez choqué, cela va sans dire. Vous ne pouviez pas parler, évidemment, mais vos yeux disaient tout: vous imploriez de l’aide. Votre regard a croisé le mien. Et j’ai détourné les yeux. Lâchement. Je me disais que je ne me remettrais jamais de cette image de vous, en souffrance, dans mes bras ou dans mes mains. Je me disais même que vous alliez peut-être mourir et que je n’y pouvais rien. J’ai détourné le regard parce que j’avais peur de vous. J’ai préféré aller aider les autres, les moins amochés. J’ai réconforté Laurent Léger, Patrick Pelloux. J’ai accompagné toute la rédaction de Charlie dans nos bureaux. Et je vous ai laissé seul.»

Bien sûr, il y a eu les secours. Bien sûr, vous vous en êtes sorti. Mais il n’y a pas une journée où je ne repense à ma lâcheté face à vous. Pas une journée où je ne  me regarde dans la glace en voyant toutes mes limites d’Homme. Pas une journée sans penser à vous.

J’ai conscience que mes mots sont durs et qu’ils pourraient vous faire souffrir davantage. C’est ce qui m’a empêché de vous écrire jusqu’alors. Mais je ne peux plus garder ça pour moi. Pardonnez-moi M. Lançon.

Je vous sais en souffrance. J’espère que vous sortirez de ce tunnel brumeux et sombre pour retourner vers la lumière. La vie est belle, paraît-il.» (pp. 100-102)

Et Philippe Lançon de poursuivre :

«… il fallait soulager celui qui m’avait écrit ce mail dans la mesure du possible, et, huit heures plus tard, je lui ai simplement répondu ce qui me semblait alors , sinon la vérité, du moins ce que j’éprouvais :

Merci pour votre mot. Il y a bien trop de choses du 7 janvier dont je me souviens, mais je vous avoue que je ne me rappelle ni votre apparition, ni votre regard détourné. J’étais assis contre le mur du fond … . Je n’avais pas encore tout à fait conscience de ce qui m’était arrivé. Je ne l’ai compris qu’en tendant mon portable à Sigolène, car je me suis vu dans le reflet. Alors, tout est devenu clair.»

… je pense sincèrement que vous ne devez vous sentir ni faible, ni lâche: ce fut une situation horrible pour tout le monde, … chacun a fait ce qu’il a pu et si le 7 janvier m’a apporté quelque chose, c’est la fuite du jugement sur ce que font les uns et les autres lorsqu’ils sont pris dans un événement comme celui-ci.»

Après l’attentat, … a aucun moment je n’ai eu le sentiment profond de demander de l’aide, j’étais dans un autre monde tout en étant dans celui-ci même si je sais, par d’autres témoignages qui rejoignent le vôtre, que mon regard donnait exactement cette impression…

Si ce mail pouvait servir à quelque chose, ce serait, vraiment, à vous alléger. Je ne peux vous en vouloir de rien, mais je vous suis reconnaissant de m’avoir écrit.» (pp. 103-104)

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Lançon, Philippe / Le lambeau / Paris, Gallimard, 2018, 510 pages

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