31 mars 2019
«J’étais choqué». Quatrième extrait, chapitre 8
Plus d’une personne me suggérait la lecture du témoignage de Philippe Lançon, journaliste victime de l’attentat de Charlie Hebdo, Le lambeau.
J’hésitais à entreprendre cette lecture car tout texte dans lequel la violence est décrite avec force détails m’est absolument insoutenable; elle m’angoisse, me traumatise, me fait mal physiquement. Donc, je m’abstiens. Pourtant, je viens d’aborder cet ouvrage de plus de 500 pages.
Je ne désire pas le raconter: il faut en faire une lecture personnelle. Je ne désire pas le commenter: il faut l’absorber. J’ai simplement le besoin de porter à votre attention de courts extraits dont la première lecture a eu un écho particulier en moi. Et je le ferai en divers billets au fil de l’évolution de ma lecture.
«J’étais choqué». Quatrième extrait, chapitre 8
… «Buter», «salopards», je n’avais jamais entendu mon frère employer des mots comme ça, ce n’était pas du tout son genre. Je comprenais la dissonance, un effet de l’émotion, mais j’étais choqué. Je n’aurais voulu aucune violence d’aucune sorte dans cette chambre, ni dans ma propre vie. J’aurais voulu en faire un caisson de décompression, l’une de ces boîtes par où l’on doit passer quand on remonte trop vite d’une plongée. Tout ce qui entrait d’agressif ou d’inutile était un obstacle à ce qu’il me restait de vie. Tout ce qui sortait de moi devait être également pacifié et flotter dans un air pacifié.
Depuis quatre jours, je ne pouvais plus parler. Non seulement j’ai eu très vite l’impression de n’avoir jamais parlé, mais je commençais à croire que, pour l’avoir fait si longtemps, mon châtiment était mérité. Tu ne crois pas en Dieu, me disais-je, mais quelque chose te punit d’avoir tant parlé, tant écrit pour rien. Quelques choses te punit de tes bavardages, de tes articles, de tes tirades, de tes jugements, de tes numéros auprès des femmes, de tout le bruit que tu as alimenté. Si tu le décides, ce bruit restera enfin derrière la porte, avec celui des voix et des radios des policiers et du chariot des infirmières. Oui, tu es puni par où tu as péché, même si tu ne crois pas au péché ni à la rédemption, et même si ceux qui t’ont puni l’ont fait pour des raisons tout autres. Profite du silence que ces tueurs stupides t’ont imposé.» (pp. 163-164)
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Lançon, Philippe / Le lambeau / Paris, Gallimard, 2018 / 510 pages