23 mai 2020
Il y a de ces personnalités dont la pensée et le verbe sont d’une telle richesse que je voudrais que l’une et l’autre rejoignent et touchent le plus grand nombre. C’est pourquoi je me permets de faire circuler, sur ma voie de communication (mon blogue), cette vision et cette réflexion de Claude Poissant, Directeur artistique du Théâtre Denise-Pelletier qui s’exprime ainsi dans l’Infolettre du 19 mai 2020.
«On dit que tout change, que tout va changer, notre façon de voir la terre, le ciel, de voir les autres et nous-même en elles et en eux. On dit que tout va se transformer, le théâtre aussi. Je le souhaite. Je nous souhaite toujours mieux et à jamais de faire mieux à l’intérieur de toutes nos vies, privées, publiques, communautaires, intimes, parallèles.
On dit aussi que rien ne va changer, mais ça c’est impossible, trop tard ou désespéré. Que cette transformation n’ait pas lieu au théâtre, ça m’étonnerait, car au théâtre tout change volontairement, inévitablement, en écho au temps. Un saut dans le vide, prévu mais imprévisible, parfois en avance sur le sens des choses. Il y a évidemment des codes, certains d’entre eux seront transformés ou nouveaux, mais malgré ses rituels et ses obligations, malgré ses abonnements et son heure précise, le théâtre a peu d’habitudes. J’écrivais ce qui suit, dans la brochure de saison 20-21, qui attend encore qu’on lui fasse une place, grande ou petite.
Le théâtre peut être bien des choses. (…) Mais quelle que soit sa composition, le théâtre désigne toujours un lieu où se déploie quelque chose d’important. S’il peut s’apparenter aux coutumes, s’il est rite ou cérémonial, s’il est prévu pour réinventer le même univers irréel à toutes les représentations, le théâtre n’en reste pas moins imprévisible. C’est son caractère humain, mouvant, éphémère et libre qui l’empêche de devenir une habitude, qui réfute l’indifférence, qui appelle au recueillement comme au manifeste, le temps de saisir le geste qui fait basculer nos vies, d’attraper la phrase qui nous sera fatale et qui nous rappellera pourquoi nous sommes là, dans cet espace. Toute personne qui va au théâtre ne pourra être détachée de ce qu’elle voit, ressent. S’y rendre, en faire, partager l’expérience scène-salle avec d’autres, etc., est en soi un acte social et politique. Une adaptation à d’autres manières de voir et de penser. S’adapter est un des grands mouvements quotidiens du corps et de l’esprit. (…)
Chose certaine, on vient de se faire surprendre. Tragédie, science-fiction, une œuvre en plusieurs parties, encore inachevée. Un mélange de tout ça, en forme de mauvais rêve au cœur de la réalité. Au théâtre, le rêve, le réel et leurs alliés se côtoient toujours. Même à deux mètres de distance. (…)
Comme la rumeur est en mode grande vitesse en ces temps de pandémie, qu’elle ne ménage ni ses répliques, ni ses décors, ses lumières et ses effets spéciaux.
On laisse aller les on-dit.
On dit que certaines rangées sont en danger.
On dit qu’il y aura un retour des souffleurs sur Zoom, que les vieux acteurs tomberont dans la trappe, que l’ouvreur portera des gants.
Si on écoute bien le vent qui vire et les pensées qui tourbillonnent, on dit aussi que l’actrice déplacera elle-même ses projecteurs, que la billetterie sera une application vocale, on dit que le rideau sera transparent et qu’il ne sera jamais levé.
On dit que la maquilleuse avec ses pinceaux sera seule confinée dans une loge. On dit aussi qu’on confondra le metteur en scène et le mécène. Tous deux démasqués.
On dit qu’il n’y aura qu’un seul rôle par pièce, que le public donnera la réplique au comédien, qu’il deviendra agent d’artiste.
On dit qu’on ne jouera plus les pièces de répertoire où meurent les personnages.
Je sais: on dit plein de choses, on dit tellement de choses.
Il y avait aussi ce paragraphe dans mon introduction à la saison.
Sollicités comme nous le sommes par nos écrans, plus ou moins petits, par des mondes que l’on balaie à coups de majeur et d’index, existe-t-il assez de temps pour contempler ? Assez pour réfléchir ? Soudain en ce printemps 2020, puisque nous mettons notre course sur pause pour mieux regarder devant, n’y a-t-il pas là un moment pour en savoir plus sur nous-mêmes? C’est dans et autour d’un paysage qui change sans cesse que le théâtre vit. Le décrivant, le grossissant, le transformant, parfois le devançant. Nous devançant. Oui, imprévisible.
Le paysage a changé, nos écrans ont multiplié leurs applications, la course n’est plus la même. L’engagement, lui, reste, et les artistes, s’ils subissent, comme tout le monde, lentement trouvent les forces et les avantages de cette pause. On dira encore plein de choses. On entendra, on approuvera, on démentira, on nommera, on rira même. Et on s’adaptera sans se dénaturer. La seule chose qui est sûre, c’est que nous nous reverrons. Et que nous serons prêts, toutes et tous. Là, pour l’instant, nous écoutons, nous espérons, nous préparons.»
Je suis rassurée par cette profondeur de réflexion qui de semble pas céder aux sirènes de l’urgence qui tendent peut-être des pièges…
—
Texte de Claude Poissant, Directeur artistique du Théâtre Denise-Pelletier, publié dans l’Infolettre En attendant la suite du Théâtre Denise-Pelletier, 19 mai 2020.