25 septembre 2018
Même si je suis confrontée depuis des décennies à vivre des situations qui me prouvent que la cécité est un handicap dont la perception négative va bien en-deçà de ses caractéristiques sensorielles et de ses privations réelles, même si je me fais un devoir de répondre aux questions qui me sont adressées, je ressens toujours un profond et troublant sentiment de découragement face à la perception de la cécité qui, croit-on, prive de tout, ou presque. Sans la vue, rien ne semble possible aux yeux de l’autre.
Loin de moi l’idée de dire que la cécité est anecdotique! Mais l’être humain ne serait-il que VUE? Ne disposent-ils pas d’autres sens ?
Pour donner du concret à mon émotion, voici les circonstances qui l’on fait naître aujourd’hui.
J’étais à une conférence en lien avec une pièce de théâtre que j’irai voir prochainement. À la sortie, on me propose très gentiment de m’accompagner et on cause théâtre. On me demande alors : « mais vous êtes abonnée au théâtre? Qu’est-ce que vous y faites, vous ne voyez pas? »
À chaque fois, c’est un coup au cœur, un ième constat que, sans la vue, ça ne fait pas sens d’aller au théâtre, au cinéma, au musée, de voyager, de décorer sa maison, de dresser joliment une table, de s’habiller harmonieusement, etc.
Ce ne sont pas les questions qui me blessent, car elles ne m’ont jamais empêchée de faire ce qui m’intéresse. Ce qui me blesse, c’est de constater, une fois encore, que l’absence de la vue est perçue et comprise comme une incapacité générale, pour ne pas dire généralisée.
Bien sûr, je n’exprime pas mon sentiment et je réponds le plus courtoisement aux questions, car il y a là une occasion de plus d’ouvrir des pistes de réflexion et de compréhension.
Bien sûr, je comprends le malaise de l’autre parce que je ne soutiens pas son regard, parce que je suis maladroite dans un lieu inconnu, mais je suis déçue, découragée même de constater qu’on semble toujours penser que, sans la vue, on n’entend pas, on ne sent pas, on ne perçoit pas, on n’imagine pas, on ne se représente pas les êtres et les choses, en somme que tout l’appareil sensoriel et sensitif n’est pas pleinement éveillé, actif et vibrant. C’est tout ce potentiel ignoré qui me fait mal et auquel je ne peux m’habituer.
Je rêve ou, plus exactement, j’espère qu’un jour les personnes non-voyantes seront ni sous-estimées, ni surestimées, mais appréciées comme des êtres humains qui développent leurs forces, compensent leurs faiblesses et déploient leurs antennes pour profiter de la vie et contribuer au mieux-être de tous.
Je ne récupérerai jamais la vue mais je ne cesserai jamais de me nourrir de tout ce que je peux percevoir. La vie m’impose des limites mais je n’en ajoute pas et je préférerais que les autres ne m’en ajoutent pas.
Ceux qui voient – et ils sont légion, tant mieux – ont également un appareil perceptuel multisensoriel qu’ils sous-utilisent à trop d’égards. C’est peut-être à cause de cela que tant de gens ont du mal à imaginer que je puisse apprécier les différentes formes d’arts, entre autres.
N’y aurait-il qu’un canal pour appréhender le monde?
Certainement pas. Mais, pour le connaître et le goûter, il faut le désirer, le vouloir et mobiliser les ressources disponibles, en inventer même.