15 avril 2015
Je vous présente un texte de Jacques Lusseyran dont je me sens extrêmement proche. Il dit si justement ce que je ressens, ce dont je suis convaincue que j’en suis fort émue.
«J’entends avec une surprise chaque fois renouvelée les gens les plus sérieux, des médecins, des romanciers, des psychologues, parler de cette ‹nuit› terrible dans laquelle nous plonge la cécité. ‹Nuit›, c’est bien le mot que tous emploient, et je ne peux que protester, car ce mot révèle un préjugé étrange. Un préjugé ou, tout simplement, une opinion légère, car comment ne pas soupçonner, si l’on est médecin ou psychologue, le caractère fondamentalement relatif de tous les modes de perception? Les faits sont très différents de ce qu’on imagine. Cesser de voir avec les yeux, ce n’est pas entrer dans un monde où cesse la lumière. À l’instant où j’ai perdu la vue, j’ai retrouvé la lumière intacte au fond de moi. Je n’ai pas eu à me rappeler ce qu’elle était pour mes yeux, à veiller sur son souvenir : elle était là, dans mon esprit et dans mon corps. Elle y était inscrite dans sa totalité. La lumière était là, accompagnée de toutes les formes visibles, couleurs, lignes, douée de ce pouvoir qu’elle a dans le monde des yeux, celui de grandir et de décroître, de se déplacer. Je le répète : l’expérience qui m’était donnée n’était pas celle d’un souvenir. Cette lumière que je continuais de voir sans mes yeux, c’était la même qu’autrefois. Mais ma position par rapport à elle avait changé : j’étais plus proche de sa source. Tout se passait comme si la lumière, au lieu d’être cet objet extérieur, cet éclairage étranger, ce phénomène naturel qui peut se produire ou ne pas se produire et sur lequel nous avons si peu de pouvoir, enveloppait désormais d’un seul mouvement, d’une seule prise, le monde extérieur et moi-même. Privé de mes yeux, cette lumière que je voyais, je ne pouvais pas dire qu’elle venait du dehors. Je ne pouvais pas dire davantage qu’elle venait de l’intérieur de moi.
Réellement, intérieur, extérieur étaient devenus des mots insuffisants. Et quand, plus tard, au cours de mes études, j’entendis parler de la différence entre les faits objectifs et les faits subjectifs, je ne fus pas satisfait : je vis trop bien qu’on fondait cette différence sur une idée très fausse de la perception. Nous voilà loin de la ‹nuit› dont parle l’opinion commune. Dans la tête d’un aveugle, ce qu’il y a, c’est encore la lumière. Faut-il dire dans sa tête? Faut-il dire dans son coeur?»
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Relisons les écrits de Jacques Lusseyran, méditons-les pour aller au-delà des clichés et des préjugés.