15 juin 2018
« (…) Une tragédie de Racine, un volume des mémoires de Saint-Simon ressemblent à de belles choses qui ne se font plus. Le langage dans lequel ils ont été sculptés par de grands artistes avec une liberté qui en fait briller la douceur et saillir la force native, nous émeut comme la vue de certains marbres, aujourd’hui inusités, qu’employaient les ouvriers d’autrefois. Sans doute dans tels de ces vieux édifices la pierre a fidèlement gardé la pensée du sculpteur, mais aussi, grâce au sculpteur, la pierre, d’une espèce aujourd’hui inconnue, nous a été conservée, revêtue de toutes les couleurs qu’il a su tirer d’elle, faire apparaître, harmoniser. C’est bien la syntaxe vivante en France au XVIIe siècle – et en elle, des coutumes et un tour de pensée disparus – que nous aimons à trouver dans les vers de Racine. Ce sont les formes mêmes de cette syntaxe, mises à nu, respectées, embellies par son ciseau si franc et si délicat, qui nous émeuvent dans ces tours de langage familiers jusqu’à la singularité et jusqu’à l’audace et dont nous voyons, dans les morceaux les plus doux et les plus tendres, passer comme un trait rapide ou revenir en arrière en belles lignes brisées, le brusque dessein. Ce sont ces formes révolues prises à même la vie du passé que nous allons visiter dans l’oeuvre de Racine comme dans une cité ancienne et demeurée intacte. Nous éprouvons devant elles la même émotion que devant ces formes abolies, elles aussi, de l’architecture, que nous ne pouvons plus admirer que dans les rares et magnifiques exemplaires que nous en a légués le passé qi les façonna : telles que les vieilles enceintes des villes, les donjons et les tours, les baptistères des d’églises; (…). Bien plus, ce ne sont pas seulement les phrases qui dessinent à nos yeux les formes et l’âme ancienne. Entre les phrases (…), dans l’intervalle qui les sépare se tient encore aujourd’hui (…) un silence bien des fois séculaires. » pp. 44-45
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Marcel Proust / Sur la lecture : suivi de Journées de lecture / Librio, Paris, 2013 / 70 pages.