Comme une épaisseur différente de l’air – dialogue sur la perception

11 avril 2018

Comme une épaisseur différente de l’air est la transcription in extenso d’un dialogue intuitif sur la perception. Ce dialogue se développe en 16 rencontres (de mars 2011 à mai 2012) entre Nathalie Milon, chanteuse et comédienne aveugle, et Claudine Hunault, metteur en scène, écrivain et psychanaliste. Elles en cosignent le livre chez Cheyne éditeur.

Comme on peut le lire en quatrième de couverture:

«Voici un dialogue de très haute tenue entre deux artistes (…) Au fil des entretiens, elles cherchent à s’approcher de ce que voir veut dire.»

Le dialogue est né d’une demande de Nathalie Milon pour «un accompagnement susceptible de la rapprocher de son désir de création. Elle envisageait un projet de spectacle dont l’épicentre serait ce qui marque aussi son rapport intime au monde: la cécité. Ne pas voir, être vue, être une artiste qui ne voit pas et qui perçoit le monde.» (p. 7)

«Le travail est structuré par une écoute et un questionnement qui entraînent la personne (…) dans une présence à soi de plus en plus dense et une saisie très investie de ses perceptions. C’est une saisie poétique qui cherche au plus près du réel.» (P. 8)

Les thématiques abordées sont: le lieu, l’espace, le temps, autrui, la vie au quotidien, la vie sur la scène, la beauté, la peur, la féminité, etc. Elles sont traitées librement; elles se croisent et s’éclairent. Les réflexions sont explicitées par des expériences personnelles concrètes.

Le titre du livre reflète bien ce qui nous est révélé, c’est-à-dire, le ressenti dans l’espace en relation avec les lieux, les choses et les êtres. On le retrouve nommément dans une réponse de Nathalie Milon à une question de Claudine Hunault:

«C.: Est-ce que tu peux percevoir quelque chose dans l’espace entre la personne et toi? N.: Oui, comme une épaisseur différente de l’air.» (p. 81)

Le caractère introspectif du livre et le style «parlé» en font une lecture intéressante mais exigente. Ce dialogue n’est pas facile à lire, parce qu’il nous rend témoin d’une introspection; il nous y renvoie. Ce n’est pas tout à fait un récit, ce n’est pas tout à fait un essai, mais quelque chose entre les deux: un entrelac de faits personnels qui concrétisent les échanges, et de réflexions, d’impressions et de ressentis sur le non-voir. Difficile d’en rendre compte en quelques paragraphes.

Pour donner un aperçu du ton et du climat des échanges sur quelques thématiques abordées, je reprends ici certains propos des auteurs, propos que chaque lecteur peut prolonger en lui-même.

L’exploration du lieu

On demande à Nathalie comment elle perçoit le lieu où se déroule l’échange. Voici une partie de sa réponse:

«Il y a du bois. C’est agréable. Ça respire bien.» Le bois se reconnaît à sa sonorité. «Quand il y a des murs en béton très brut, ça ne renvoie pas la vie. Là c’est une chaleur et ça renvoie du vivant.» (p. 13)

L’exploration de l’espace

Nathalie dit

«être sensible aux grands espaces, aux déserts. (…) Des endroits où, si on se tait, on entend le silence. L’espace et le silence — je les entends, je les goûte. Une plage, le marais, le désert, je les écoute, faire silence dans ces lieux-là, c’est peut-être ce qui me permet de les voir.» (p. 13-14) «(…) si on fait silence en soi, on arrive à entendre le son de l’univers.» (p. 15)

Elle dit encore adorer

«le moment entre chien et loup, l’été surtout. (…) C’est une transition silencieuse, paisible. (…) Il y a une énergie différente à ce moment là. Tout change. Le chant des oiseaux est différent. La ville chante d’une autre manière.» (p. 50)

Nathalie confirme que

«percevoir les espaces, ça serait une vue intérieure». (p. 23)

Elle ajoute qu’il y a

«l’espace de la mémoire dans un lieu. Un espace qui réfléchirait quelque chose. (…) Comme si les murs avaient une vibration.» (p. 28)

L’exploration du temps

L’affirmation suivante m’a étonnée et interpellée:

«Lorsqu’on ne voit pas, on est plus patient. Parce qu’on ne peut voir les choses immédiates.» (p. 31)

Instinctivement, j’aurais affirmé le contraire. Mais, à la réflexion, je nuancerais pour en arriver à dire que l’on devient peut-être plus patient, parce que cette vertu est indispensable pour avoir accès aux choses, pour appréhender le visuel. Et que répondre à cette question?

«Est-ce que le temps de celui qui ne voit pas est différent»? (p. 93)

Si oui, pourquoi?

L’exploration de la vie sur la scène

Nathalie parle en ces termes de son vécu sur la scène comme interprète. Elle confie que la personne en elle qui ne voit pas a besoin d’être vue.

«La scène donne une force supplémentaire. Être vue autrement peut-être, ce sentiment après la scène d’être vue et regardée autrement. Comme la sensation d’un pouvoir. Je me sens plus forte après.» (p. 94)

Mais elle parle aussi de sa perception de ce qui se passe sur la scène.

Au «spectacle, j’ai l’impression de sentir avec des éléments extérieurs et qui entrent en moi.» (p. 51) «L’état de présence d’un artiste, c’est son espace qui vient caresser le nôtre. Quelque chose de très fort et qui n’est pas en force. Comme si le silence prenait toute sa place. La présence scénique de quelqu’un, c’est quelque chose qui touche mon plexus, une sorte d’émotion pure, une pesanteur, une vibration du silence, comme si on faisait un, l’artiste, le spectateur et le lieu. Ça remplit. Si la présence n’est pas là, l’artiste est une pièce rapportée, détachée, comme ne faisant pas partie du puzzle.»

Et Claudine de résumer:

«C’est la qualité de la présence qui te permet de percevoir ce qui se passe? Celle de l’autre et la tienne aussi.» (p. 99)

L’exploration de la beauté

À la question

«Comment tu perçois la beauté?»

Nathalie répond:

«La beauté pour moi? C’est un tout peut-être, quelque chose où il ne manque rien, quelque chose où l’essentiel est présent. (…) C’est une harmonie.» (p. 57) «L’énergie du beau, je la sens.» p. 49)

L’exploration de la féminité

Nathalie confie que

«(…) le fait d’être non-voyante donne l’impression de ne pas être perçue comme femme. (…) comme quelqu’un à qui il manque quelque chose.«

Et Claudine de demander:

«Comme quelqu’un qui ne serait pas vraiment sexué?

À la limite. Presque» répond Nathalie.

Et elle ajoute:

«Concrètement les gens voient d’abord que je ne vois pas. Est-ce que je suis jolie, ou pas, est-ce que je suis femme? Ils ne le voient pas. « (…) Que les gens voient d’abord l’aveugle, c’est frappant. C’est ce qui se passe le plus souvent.» (p. 61)

Le voir et le percevoir

L’analyse du mot percevoir est intéressante.

«Percevoir, il y a voir et il y a percer. (…) percevoir c’est voir au-delà. (…) Voir au-delà de ce qu’on voit physiologiquement.» (p. 45) «Percevoir. Comme le mot. Voir, ça perce des espaces.» (p. 66)

Finalement, qu’est-ce que c’est voir pour Nathalie?

«C’est sentir. C’est mettre les antennes en marche. Écouter comme si les pores de la peau s’ouvraient pour laisser entrer. Pour être plus disponible à la vision, à la compréhension.» (p. 89)

Nathalie dit voir par la peau et par tous les autres sens:

«On peut entendre presque tout.» p. 89) «les gens n’imaginent pas le nombre et la finesse des perceptions qu’une aveugle peut avoir». (p. 95) «Revoir l’image (…) aide à garder le son et les sensations. Tout est lié.!» (p. 49)

Nathalie confie

«avoir besoin d’être dans le silence  pour percevoir». (p. 74)

Pour moi, la vue est un sens. La perception englobe plusieurs sens. De là, la  différence entre voir et percevoir.

Le regard

Cette confidence de Nathalie met des mots sur une réalité vécue sans doute par tous les non-voyants:

«Parfois, on ne m’entend pas si je parle. Comme si on ne s’attachait qu’au regard.» (p. 97) «Voir sans regard? C’est possible. Puisque moi je n’ai pas besoin de regarder pour voir. (…) Beaucoup de gens regardent et ne voient rien.» (p. 27) «Le déficit de la vue est reporté sur tout le reste», résume son interlocutrice.

malheureusement trop vrai. Et d’ajouter:

«Je crois que le regard de l’aveugle renvoie l’autre à une sorte de solitude, il ne confirme pas son existence. La structuration du sujet se fait dans et par le regard de l’autre, là c’est une absence de regard qui s’adresse à l’autre. Entre ceux qui voient, le regard joue en permanence pour confirmer, infirmer, appeler.» (p. 103) Parce que c’est la vue qui est le primat de la perception, «Pour certaines personnes, le fait de ne pas voir priverait de tous les sens. (…) Le pas serait vite franchi entre ne pas voir et une forme de débilité.» (p. 53)

Comme une épaisseur différente de l’air nous éveille aux multiples formes de la perception sensorielle, perception trop souvent limitée au sens de la vue. Voir, c’est plus que la vue, comme nous le démontrent les auteurs. Cependant, le livre se termine par cette phrase:

«L’espace de celui qui ne voit pas est incompréhensible pour l’oeil.» (p. 109)

Mais j’aimerais que cet espace devienne compréhensible par ceux qui tenteraient d’élargir et d’affiner leur potentiel de perception! C’est un livre à méditer, à prolonger en soi. C’est un livre qui pourrait contribuer à s’approcher de l’autre, à comprendre ses spécificités au lieu de s’effrayer de ses différences.

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Claudine Hunault, Nathalie Milon / Comme une épaisseur différente de l’air / Cheyne éditeur / 2015 / 106 pages.

Librairie Tropiques

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