Les productions Point de mire ont élaboré en 2012 et diffusé sur TV5 en 2013 une série d’émissions intitulée Miroir. L’une des thématiques de cette série était La beauté pour les non-voyants. Le texte ci-après prolonge la réflexion et reproduit quelques images et propos personnels.
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«La beauté pour les non-voyants» réflexions de Nicole Trudeau
Mise en contexte
Les productions Point de mire ont élaboré en 2012 et diffusé sur TV5 en 2013 une série d’émissions intitulée Miroir. L’une des thématiques de cette série était La beauté pour les non-voyants.
Sept non-voyants se sont exprimés sur le sujet proposé. Pour des raisons qui appartiennent aux producteurs, je ne peux intégrer à mes réflexions que mes propres interventions visuelles et sonores, ainsi que celles du commentateur.
Le beau en tout a toujours été pour moi un idéal recherché. Lorsqu’on m’a contactée pour me proposer de m’exprimer sur ce que le beau représente pour moi, j’ai accepté avec plaisir et même empressement parce que le sujet me tient à cœur et parce que c’était une occasion rare de témoigner que, contrairement à l’idée répandue, la non-voyance n’interdit pas la perception du beau. Il s’en faut pourtant de peu pour que l’on glisse vers la pensée que le beau n’est capté que visuellement.
La beauté mène le monde?
Extrait 1 de l’émission, 0:06 sec.
«La beauté mène le monde», dit le commentateur.
Oh! Je serais si heureuse de pouvoir adhérer à cette affirmation, de me rallier à cette pensée, de me joindre à cette voix! Si la beauté physique de la personne humaine a souvent ce pouvoir, la beauté en toute chose ne mène certainement pas le monde; du moins, je ne le crois pas. La beauté l’inspire et le guide trop rarement. La beauté est trop souvent ignorée, bafouée, saccagée même.
La beauté pour les non-voyants
Légende :
« Comment apprécier la beauté quand le regard ne peut la capter ? »
« La beauté peut-elle faire appel à d’autres sens ? »
« La beauté peut-elle être vraiment intérieure ? »
Ces trois interrogations du commentateur mériteraient des réponses développées. Je me contenterai ici de pistes de réflexions personnelles.
«Comment apprécier la beauté quand le regard ne peut la capter ?»
Ainsi formulée, l’interrogation n’implique que la beauté perçue par l’œil. Cette forme de beauté échappe à ceux dont cette lentille est inopérante. Mais est-ce la forme unique de la perception de la beauté?
Les deux autres interrogations élargissent la perception de la beauté dont de multiples expressions sont accessibles aux non-voyants.
«La beauté peut-elle faire appel à d’autres sens ?»
L’interrogation m’étonne! Elle est un révélateur non seulement d’une sous-utilisation du potentiel sensoriel, mais aussi d’une pauvreté de la réflexion et de l’inconscience des ressources que tous les sens recèlent. La perception de la beauté non seulement peut mais devrait faire appel à d’autres sens, à tous les sens. La beauté se révèle à celui qui met en éveil tous ses sens, sa sensibilité et ses intérêts. Toucher, écouter, sentir, goûter, tous ces canaux de perception pris isolément, conjugués et même enrichis par la perception extrasensorielle ne contribuent-ils pas à élargir l’accès à la beauté, à en développer l’appréciation, à en susciter le plaisir, à en emmagasiner le souvenir, à en faire surgir des images mentales, à la sublimer en l’adaptant à notre réalité?
Pourquoi se priverait-on d’entrer en communion avec la nature? Y circuler, sentir et cartographier l’espace, écouter et localiser tout ce qui bouge, décrypter les odeurs, toucher ce qui est accessible.
Pourquoi ce priverait-on d’entrer en communion avec les œuvres d’art musicales, sculpturales, picturales, architecturales? Écouter, toucher, explorer l’espace et les formes, intérioriser les perceptions, éprouver les émotions, reconstituer les images décrites.
Pourquoi se priverait-on des plaisirs et déplaisirs de l’odorat et du goût? Pourquoi renoncer, être indifférent ou passif aux palettes de perception qu’offrent ces sens?
«La beauté peut-elle être vraiment intérieure?»
La beauté s’intériorise dans la mesure où la mémoire en a été imprégnée, la sensibilité touchée, l’intérêt éveillé, la créativité stimulée, la pensée agissante. Dès lors la beauté perçue, réappropriée, recréée habite le cœur, l’esprit et l’âme de celui qui s’y expose et n’a de cesse de s’enrichir si l’individu (qu’il soit non-voyant ou pas) se rend disponible et l’accueille au-delà des barrières déclarées.
La perception de la non-voyance
Extrait 2 de l’émission, 0:59 sec.
On croit et dit que les non-voyants vivent dans le noir, qu’ils n’ont pas d’images. Il est trop souvent frustrant d’entendre de telles simplifications qui expriment implicitement et inconsciemment une conception et une vision unidimensionnelles et réductrices de vivre, d’agir et de faire. Va encore si ces idées étaient formulées de façon interrogative. Il est désespérant pour moi d’observer que la conviction répandue est que l’on ne peut découvrir, apprendre, connaître, évaluer, apprécier, contribuer qu’à l’aulne de la vue.
Qu’on ne s’y trompe pas,
très loin de moi l’idée de minimiser l’impact de l’absence de la vue,
mais très loin de moi aussi : «point de vue, point de vie»
très loin de moi le renoncement au potentiel des autres sens, canaux de perception généralement sous-utilisés.
La suprématie annihilante et exclusive de la vue dépouille, dans la pensée générale, les personnes non-voyantes d’un très grand nombre d’aptitudes et d’intérêts. Combien de fois s’étonne-t-on, par exemple, qu’une telle personne soit bien mise? Que les couleurs qu’elle porte soient harmonieuses? Qu’elle s’intéresse à la mode? Qu’elle aime magasiner, aller au théâtre et au cinéma, voyager? Est-ce que les vêtements ne se distinguent que par la couleur? Est-ce que le théâtre et le cinéma ne s’écoutent pas? Est-ce que le voyage n’est qu’affaire de vue? Pourquoi ce gommage de tout ce qui échappe à la vue?
Extrait 3 de l’émission, 1:11 min.
Comme toutes les personnes ne voient pas exactement de la même manière (les couleurs, entre autres), comme tous les vendeurs peuvent avoir des intérêts autres que l’élégance du client, comme j’ai vécu des expériences fort décevantes, oui, je magasine avec une personne qui me respecte et mérite ma confiance.
L’image de soi
Extrait 4 de l’émission, 0:36 sec.
Quand ton miroir est à jamais muet, quand ton entourage s’exprime peu, tu fais confiance aux connaissances acquises, à ton intuition, à quelques personnes triées sur le volet et tu renonces au contrôle impossible. Tu fais ainsi la paix avec ce que la vie t’a donné et avec ce qu’elle t’a retiré. C’est un long cheminement.
Un moins n’égale pas un plus
Ce n’est pas rare d‘entendre dire que les non-voyants ont un sixième sens. Pourtant, un moins n’égale jamais un plus.
Extrait 5 de l’émission, 1:04 min.
Non, un moins n’égalera jamais un plus. Mais si on choisit de ne pas s’abîmer dans la perte, si on décide d’explorer et de maximiser les potentiels dynamisants des processus compensatoires peuvent se déployer, processus qui habilitent à rejoindre, à capter la beauté par de multiples avenues. Dommage que les personnes qui ne sont pas privées de la vue ne sentent pas le besoin, ne pensent pas à recourir, à solliciter, à utiliser, à développer et à maximiser les ressources sensorielles à leur disposition. Elles auraient pourtant tout avantage à raffiner toutes leurs antennes pour démultiplier le potentiel de perception du beau dans toutes les sphères de la vie.
Un extraordinaire privilège
La vue est un extraordinaire privilège trop souvent considéré comme un dû, comme une normalité absolue. Il s’en faut pourtant de si peu pour qu’une telle normalité soit perturbée par la vie. La jouissance de la vue ne devrait pas faire oublier ou négliger les trésors de perception que recèlent les autres sens. Ils sont aussi des vecteurs de beauté pour tous.
Nicole Trudeau Ph.D.
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Texte non publié, rédigé en mai 2016 et qui reprend les propos exprimés dans le cadre de l’émission «La beauté pour les non-voyants» diffusée sur TV5 en mai 2013
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Source :
Les productions Point de mire «La beauté pour les non-voyants», diffusion TV5, 24 avril 2013.
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Sur des sujets apparentés :
Merci Nicole pour ce beau texte!
Cela m’aide à comprendre ce qu’il en est de la beauté pour toi.
Tu as tout à fait raison de dire qu’il faut d’abord y être sensible et attentif.
Il y a tant de gens qui passent à côté de la beauté, même les voyants.
Le pouvoir et l’argent mènent plus le monde que la beauté malheureusement.
C’est une affaire de sensibilité intérieure et de conscience.
La beauté d’une symphonie dépend beaucoup plus des oreilles que des yeux.
Tu es quelqu’un qui a une telle beauté intérieure!
Je te souhaite une belle journée!
À demain!
Nadine xxx